Au commencement du Web, les queer se sont rassemblés au-delà des frontières culturelles et matérielles pour façonner des identités en ligne, développer de nouvelles formes de plaisir et créer des cultures en réseaux. Cette époque idéaliste promettait que les homosexuels et les genderqueers trouveraient l’émancipation dans les communautés en ligne, laquelle embrasserait notre "soi" véritable qui autrement resterait caché dans notre "vraie" vie. Vingt ans après la naissance de l’Internet moderne – à cette époque de Grindr, de la pornographie amateure et des selfies – ces perspectives optimistes sont désormais pondérées par une reconnaissance des limitations des technologies que nous avons intégrées dans la vie quotidienne. Nous sommes réticent-e-s à la promesse en ligne, celle de transcender nos identités hors lignes aussi racisées, sexualisées, classées et genrées qu'elles soient.
Invité-e-s à collaborer à Réseaux queer, l’édition #32 de .dpi, les artistes et auteur-e-s sont préoccupé-e-s par la complexité de l’auto-identité. Ensemble, ils et elles examinent les manières dont le genre et la sexualité sont représentés par les médias numériques et aussi comment les défis des protocoles technologiques ont été constitués en ligne par des artistes, concepteur-rice-s et utilisateur-rice-s critiques.
Queer Shibboleths, une étude menée par Kathleen Fraser sur la langue utilisée en ligne dans les réseaux queers, met en lumière le développement d'un vocabulaire spécifique dans les espaces queers en ligne à travers l’histoire d’Internet. Ce langage signale des allégeances, crée des valeurs et construit des formes de connaissance. Sa recherche reconnaît comment les réseaux en ligne des minorités sexuelles ont favorisé – sur le plan du langage – à la fois des solidarités collectives et des formes d’auto-identification.
Ces forces sont en jeu dans les études de cas présentées dans le texte collaboratif d’Alicia Eler et de Brannon Rockwell-Charland. Elles préconisent le potentiel de la plateforme blog Tumblr puisqu’il favorise des formes nouvelles d’auto-identification pour les femmes queer et les filles de couleur. En raison de leur capacité à générer, répliquer et diffuser des médias en ligne, les auteures trouvent que les utilisateurs de Tumblr ont été investis du pouvoir de cultiver des féminités non normatives et des formes de filiation durables entre les filles queers.
Dans Personal, un collage vidéo créé par Dominic Burkart et Wolfgang Bucher, deux personnages — un adolescent et un homme d’âge moyen — jouent un rituel de style camp à travers une correspondance par vidéo. Nous voyons chaque corps nu, isolé et fragmenté et impliqué dans une forme de préliminaires virtuels où la surface propre de l’écran touche une peau poilue ou boutonneuse, couverte de lubrifiant liquide. Le rituel parodie la façon dont plusieurs d’entre nous utilisons nos corps devant les caméras Web, et plus généralement la façon dont nous nous identifions, selon les termes établis par les médias numériques, en tant qu’images sexualisées et désirables. Personal fait allusion à ce pouvoir d’auto-imagerie et aux rencontres intergénérationnelles queer.
À partir de sa propre expérience, l’artiste et chercheur Tom Penney écrit sur l’auto-imagerie dans son étude sur le comportement fasciste dans les réseaux sexuels gays. En interprétant l'affect dans des représentations de visages et de corps, il soutient que ce comportement est omniprésent dans les cultures visuelles de ces réseaux. Nous façonnons une auto-imagerie cohérente avec les normes antilibérales pour nous représenter en tant qu’images désirables.
OKLucid a été créé après que l’artiste Ianna Book — une superbe grande femme blonde – se soit jointe à un site Internet de rencontres. Après avoir reçu plusieurs avances de partenaires possibles, Book a documenté chaque réponse qu’on lui a envoyée, une fois qu’elle s’est révélée transsexuelle. OKLucid reproduit ces réponses textuelles et dévoile tour à tour la fascination, l’acceptation, l’ignorance et l’agression que peuvent introduire les individus sur le réseaux de rencontre en ligne. S’opposant à l’idée qu’Internet soit intrinsèquement ouvert et tolérant, Book dévoile comment les attitudes hors ligne – y compris la tolérance et la violence envers de nombreuses personnes transsexuelles et transgenres — atteignent les espaces en ligne.
L’essai personnel, signé du pseudonyme R.A. Taylor, explore comment les corps et les finances sont contrôlés à l’ère des réseaux. Enraciné dans sa propre expérience en tant que travailleur du sexe transgenre, Taylor examine à la fois les obstacles oppressants du capitalisme tardif et des cas de militantisme en réseau de travailleurs du sexe transsexuels et transgenres contre ces obstacles.
Pour i need to feel endless in both directions, Jessica MacCormack a compilé une suite d’images annotées qui découle irrévérencieusement du grand art et de la culture populaire. Les résultats otenus sont traversés par des thèmes variés : le capitalisme mondial, le terrorisme et la guerre, la politique coloniale et raciale, la santé mentale et le culte des célébrités. Dans cette compilation (ainsi que sur son blogue), nous percevons un engagement ambigu avec l’imagerie des mèmes en ligne : elle apparaît sur le blog d’une adolescente sincère ou dans une critique sarcastique de la culture en réseau. Ce qui est encore plus perturbant réside dans le chevauchement inconfortable des deux extrêmes qui incorpore l’effondrement de la source et du contexte et influence les cultures de partage d’images en ligne.
Benny Nemerofsky Ramsay souligne des histoires qui existent depuis longtemps dans les réseaux queer, lesquelles ont été décretées par les parentés, les communautés, la littérature et la pensée intellectuelle. Sa contribution à .dpi #32 se manifeste à travers une série photographique qui documente une exploration sensuelle de la bibliothèque dense et privée de deux chercheurs hollandais queers. Produite dans le cadre de sa recherche en vue de la confection d’un guide audio dans cet espace unique, cette série de Nemerofsky documente sa recherche qui est en elle-même un genre de réseau queer. Il associe des thèmes sur le genre et les sexualités au sein des rayons de la bibliothèque, des perspectives allant au-delà de ses murs, à travers des échanges avec des hommes de la région rencontrés en ligne grâce à une application mobile de rencontres sexuelles.
Les artistes et auteur-e-s de Réseaux queer examinent les manières dont le genre et les sexualités prennent forme en ligne. Nous le voyons dans les manifestations de soi, dans les réseaux sociaux et politiques, ainsi que dans les nouvelles formes de camaraderie, de romance et de sexe. En examinant les réflexions recueillies dans ce numéro, nous pouvons reconnaître comment les modes d’être queer en réseau proposent des alternatives aux espaces structurés et rationalisés du Web contemporain.
Image: Jessica MacCormack, 2015.
Mikhel Proulx est un chercheur culturel en art contemporain et cultures visuelles numériques. Ses recherches s’intéressent aux artistes autochtones et queer qui travaillent avec le web depuis ses débuts. Il possède un baccalauréat en dessin de l'Alberta College of Art and Design et une maîtrise en histoire de l'art de l'Université Concordia, où il fait actuellement un doctorat. Il est récipiendaire 2015 du Jarislowsky Foundation Doctoral Fellow en histoire de l'art. Ses œuvres et ses projets de commissariat ont été exposés tant au Canada, en Europe et au Moyen-Orient.