Sur le web, l’espace genré est genré

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No:

28 Cultures genrées sur Internet

Type de contribution:

Présentation

« Le sexe est biologiquement assigné; le genre est culturellement construit ». C'est la première leçon sur le genre que m’ont apprise des enseignants (hommes blancs) en études médiatiques à l'école secondaire. J’allais devenir majeure à un moment où je regardais des images à caractère sexuel sur le web avant même d’avoir des relations sexuelles, mais je sortais quand même dans les bars, chantais au karaoké et regardais par curiosité de la porno. J'aimais le culot et la musique de Britney Spears autant que je détestais qu’elle soit une marionnette célébrant la culture raunch (hypersexualisation) soutenue par l'industrie de la pop. La porno mainstream et la culture populaire déclarent que tout le monde est un objet, mais les utilisateur-trice-s profitent de manière sélective de ces représentations autant qu’il peuvent les imiter ou les mettre au défi. Le sexe et le genre existent ainsi dans un continuum de conformité et de résistance face aux idées traditionnelles à l'égard de ce qui est masculin et féminin. Dans son 28e numéro, .dpi explore les cultures genrées sur Internet en termes de visibilité. Tant que nous avons un corps, nous agissons constamment envers et contre ces idéaux de sexe et de beauté socialement admis.

L'un des principes de base du féminisme contemporain vise à questionner les définitions de la masculinité et de la féminité depuis qu'Internet est devenu un espace de convergence du travail et de la socialisation. Pour les artistes d'Internet, il est à la fois un médium et un environnement. Pour les chercheur-e-s, il est un espace discursif informel où les flux accélérés du contenu inspirent la nécessité d'examiner les tendances et les politiques de nos échanges en ligne. Ce numéro présente le travail de dix collaborateur-rice-s, artistes et auteur-e-s, qui remettent en question les régimes de représentation de genre existants tant dans les environnements en ligne que hors ligne.

Même dans des conditions d'anonymat apparentes, les environnements en ligne tels que Reddit sont aussi genrés que le monde physique dans sa publicité et sa rhétorique. Milica Trakilovic discute dans « Hey Girl, Who Needs Feminis? Feminism as a Meme » des réactions féministes face à la misogynie en ligne dans les mèmes Internet. Malgré notre engagement désincarné avec l'espace du web, le choix d'apparaître en tant qu’« homme » ou « femme », sur un profil de réseau social, engendre des attentes de comportement genrés. L’œuvre d’Angela Washko intitulée Playing A Girl révèle l’identification de certains utilisateur-rice-s à des personnage féminins à travers la transcription d'un dialogue entretenu entre joueur-euse-s à même la messagerie instantanée de World of Warcraft.

Prolongeant l'impulsion continue d’être reconnu et entendu dans les espaces dominés par les hommes, Cyberfeminist Archives de Lauren Ptak et de Miki Foster retrace les conversations visuelles courantes et historiques autour du cyberféminisme. Inversement, Elisa Kreisinger (Pop Culture Pirate) recoupe les épisodes de The Real Housewives of New York City pour produire Queer Housewives of New York City : un trailer respectueux des queers exposant l’hyperféminité hétéronormative et exubérante des femmes issues de la classe supérieure, présentées dans la série télévisée originale. Grâce au remixage de textes télévisuels, Kreisinger en fait des récits queer hétérosexuels. Son emploi des langues vernaculaires propres aux médias populaires lui permet de « répondre » à des stéréotypes sexistes propagés par la télé-réalité.

Les net artistes et les utilisateurs du web réfléchissent au genre de façon immanente à force d'apparaître eux/elles-mêmes en ligne. Le selfie, la mise à jour de son statut et la publication de billets sont des scènes d'exposition et de visibilité qui constituent un soi en devenir continuel sur Internet. La performance de Georges Jacotey, Son of A Patriarch, explore le désire et la révolte queer envers la masculinité orthodoxe en ligne et dans la culture populaire. L'oeuvre The Young-Girl and the Selfie, de Sarah Gram, analyse quant à elle l'économie de l'attention sociale autour du travail invisible de jeunes femmes qui se prennent elles-mêmes en photo. Enfin, « Exhibitionism or Rejection », de Rozsa Farkas, regarde au-delà de la dimension charnelle évidente de la performance afin d’investiguer la vulnérabilité performative des mises à jour de statuts par des net artistes. Ici, l'expression de soi contribue sans entrave à élargir l'idée de la « présence sur le web » qui engage des réseaux d'individus qui se suivent en fonction d’intérêts idéologiques et esthétiques.

Le projet Tumblr en cours de Kate Durbin, Women as Objects, fait circuler de manière non réglementée des images de féminité ainsi que d'adolescentes prises et publiées par elles-mêmes. Résultant en un agrégat d’hyperféminité vulgaire, douce (et parfois d’auto-sexualisation), ce projet reflète les intérêts visuels fragmentés et douteux d’adolescentes qui luttent contre les féminités populaires à travers l'accumulation d'images - tout en reproduisant par inadvertance le monde de l'art-fétichisé de « l'esthétique de l'adolescente ». Inspirée par cette logique de partage sans distinction des utilisateur-rice-s de Durbin, j'agis également en tant que commissaire de « Crazy, Sexy, Cool », une exposition en ligne de gifs recueillis auprès de 25 artistes internationaux et commissaires qui ont répondu à la thématique de ce présent numéro intitulé « Cultures genrées sur Internet ».

Alors que les réseaux sociaux encouragent de plus en plus les utilisateur-rice-s à consolider leur activité sur des profils individuels, la surveillance des sujets numériques rend pénible la vie privée de personnes aux orientations sexuelles marginales. « Coercion by Data: Six Thoughts on Gender, Sexuality, and Resistance in the Online Panopticon », de Natália Perez et de Jon Oster, rappelle brutalement les tentatives historiques de surveillance et de contrôle d'individus identifiés comme queers par différents gouvernements. Alors que certain-e-s créateur-rice-s numériques ont réagi en façonnant leurs propres réseaux, d'autres naviguent dans les structures de contrôle existantes. Le Trans World Order Affinity Group a fait les deux. Dans « Feminist, Queer and Trans Online and Offline Praxis: The Trans World Order Affinity Group », Sophie Toupin documente les intentions derrière le fonctionnement d'un hub technologique ad hoc par un collectif queer servant à relier des manifestant-e-s durant Occupy Wall Street, tout en restant hors de vue, afin d’échapper à la surveillance discriminatoire dans un monde hétéronormatif.

Dans ce numéro, je mets au premier plan le remix, les agrégats médiatiques et les performances en réseau en tant que pratiques critiques basées sur le web qui étudient les manifestations et les discussions du genre non-verbaux sur Internet. Ces derniers ont été choisis puisqu'ils reconnaissent  la pluralité des féminismes qui se produisent en ligne et hors ligne - certains de manière auto-déclarée, et d'autres qui n’entrent pas dans les catégories prototypiques de « féministe ». Ce faisant, j'espère révéler certaines des perceptions confuses et divergentes liées au genre et à la sexualité en ligne telles qu’elles le sont maintenant.

Traduction de Julie Alary Lavallée

 

Image: “Judith Butler: You're 'doing' it wrong”, LiveJournal, Last modified November 18, 2008. (Accessed November 30, 2013)

 

Jennifer Chan est une artiste et chercheure dont la pratique focalise sur la création de vidéos remix kitsch comme forme de commentaire social sur l'art et le genre après Internet. Des projections individuelles de son travail ont eu lieu au Nightingale Cinema (Chicago), à Videofag (Toronto) et au Salon Marshall McLuhan, de l'Ambassade du Canada à Berlin, dans le cadre de Transmediale 2013. Ses projets de commissariat ont été présentés à Conversations At The Edge, XPACE, Trinity Square Video, VTape et au InterAccess Electronic Media Arts Center. Ses écrits sur les histoires et les tendances de l'art web ont été publiés dans West Space Journal, Rhizome, Networked_Performance, Art F City, Pool et Junk Jet. Elle a grandi à Hong Kong et travaille actuellement entre Toronto et Chicago. Elle enseigne les pratiques des arts médiatiques à la School of Art Institute de Chicago.

www.jennifer-chan.com