Coercition par données : six réflexions sur la sexualité, le genre et la résistance au panoptique en ligne

Onglets principaux

No:

28 Cultures genrées sur Internet

Type de contribution:

Court essai

Mot-clés:

Résumé

Lorsque la surveillance restreint les libertés civiles, ceux qui ne se conforment pas à ce qui est jugé « normal » sont les premiers à être ciblés. Dans un tel climat de peur, la réaction la plus facile, face à l'augmentation des limites de notre liberté sur Internet, serait de tenter de « jouer selon les règles », ou de tout simplement limiter notre discours afin de nous protéger. Nous soutenons toutefois dans cet essai que l'échange des libertés civiles contre une apparente tranquillité ne fonctionne qu’en surface. Tôt ou tard, l'état de surveillance nous rattrape et exige une plus grande conformité. La stratégie alternative — celle de résister résolument au démantèlement de nos droits civils — ne vient pas si facilement.

Image: Flickr.com, user laverrue. Creative Commons Attribution 2.0 Generic.

 

Selon une perception assez répandue, la défense forte et ouverte des droits homosexuels serait un phénomène relativement récent. Dépendamment du pays, cela pourrait en être le cas. Mais le mouvement pour les droits des homosexuels en Allemagne s’est développé plus tôt. La première organisation pour les droits des homosexuels au monde, le Wissenschaftlich-Humanitäres Komitee (comité scientifique humanitaire), a été fondée à Berlin en 1897. Pendant ses 36 ans d’existence, ses membres ont plaidé pour l'abrogation des lois anti-homosexuelles ; ont réuni des signatures d'éminents intellectuels (y compris Albert Einstein, Hermann Hesse, Thomas Mann, Rainer Maria Rilke, et Léon Tolstoï) en faveur de ces abrogations ; ont aidé à la défense des homosexuels poursuivis en justice ; ont mené ainsi que publié des recherches académiques en plus d’avoir fondé  Institut für Sexualwissenschaft[1], l'un des premiers établissements de recherche en sexologie.

Mais, cet essai ne relate pas l'histoire des nombreuses et grandes choses qu'ils ont réalisées. Il retrace plutôt l'histoire des choses horribles qu'ils ont faites sans même en avoir l'intention.

Certains des travaux du Wissenschaftlich-Humanitäres Komitee incluaient des enquêtes et des entrevues au sujet de la sexualité des gens. Les chercheur-e-s ont recueilli une grande quantité d'information sur la vie et l'identité sexuelle de personnes gaies et lesbiennes et en ont fait l’utilisation pour soutenir leurs démarches activistes. Les données comprenaient les noms, les dates de naissance et parfois même les adresses des individus interviewés.

Mais un jour, au printemps 1933, leur travail a brusquement pris fin. L'Institut für Sexualwissenschaft a été attaqué par un groupe étudiant national-socialiste. Leur bibliothèque a été pillée et vidée dans les rues. Au cours de l’une de ses premières apparitions publiques, après avoir été nommé ministre de la Propagande, Joseph Goebbels a prononcé un discours devant une foule de 40,000 personnes sur la place extérieure attenante. Ils ont brûlé les livres et les recherches ; ils ont tout brûlé à l’exception des données collectées à propos des homosexuels, comprenant leur nom, leur adresse ainsi que leur date de naissance. Ces données ont été conservées.

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Les informations révélées par Edward Snowden sur les activités de surveillance Internet menées par la National Security Agency (NSA) aux États-Unis ont suscité beaucoup d'attention. Mais, un aspect particulier de cette surveillance abusive n'a pas autant fait parler. Il s’agit de la rétention des données. La NSA peut déjà stocker des communications issues de nombreuses sources pour une période pouvant aller jusqu'à six ans. Cela s’applique à l’ensemble des communications et non seulement à celles dites « ciblées ». L’agence est en train de construire agressivement des capacités massives de stockage de données. Selon la loi de Moore (peut-être plus tôt que nous le pensons), elle sera bientôt en mesure de capter et de conserver la grande majorité des communications électroniques mondiales ainsi que de les garder indéfiniment.

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Dans ce monde « moderne », nous aimons croire que nous n’allons pas faire soudainement l’objet d’une persécution généralisée ou d’une chasse aux sorcières. Mais, il n’est jamais facile de se rendre compte de l’arrivée d’un problème quand nous nous retrouvons déjà à l’intérieur. En Russie, aujourd’hui, cela commence à devenir de plus en plus clair. La nouvelle loi contre la « propagande homosexuelle » rend illégal le fait d'être gai en public. L’indifférence des policiers envers les agressions contre les homosexuels complète le tableau. Des discours passés, considérés comme légaux avant l’adoption de cette loi, ont déjà été ciblés. L'artiste Konstantin Altunin, qui a peint un portrait de Vladimir Poutine et de Dmitri Medvedev portant de la lingerie, a été contraint de fuir le pays en raison de persécutions policières, et sans même que son prétendu crime ne soit explicitement clarifié.

La première personne à être condamnée en vertu de cette nouvelle loi sera peut-être Dmitry Isakov; son cas illustre parfaitement la façon dont la pression sociale et la peur peuvent affecter la censure. Il se tenait au centre-ville de Kazan avec une pancarte sur laquelle était inscrit « Être gai et aimer les gais, c’est normal. Frapper les gais et tuer les gais, c’est un crime! » Arrêté et châtié par des policiers en civil, il a été ensuite libéré. Lorsqu’il a continué à protester le lendemain, ses parents l'ont arrêté; son père l’a attaqué tandis que sa mère a déchiré la pancarte qu’il tenait dans ses mains. Leur intention visait sans doute à le protéger, mais leur méthode cherchait plutôt à le faire taire. Les accusations retenues contre Isakov ont été rejetées jusqu’à ce qu’un adolescent, d’une autre province russe, voit une photo de la manifestation sur Internet et dépose une plainte officielle. Le simple fait qu'existe en ligne un enregistrement du discours d’Isakov et qu’il puisse être consulté par un Russe, quelque part, suffit pour qu'il soit arrêté.

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La grande majorité de nos paroles est aujourd’hui enregistrée. La ligne de démarcation entre ce qui relève du domaine public et du domaine privé devient de plus en plus floue. Ce que nous ajoutons sur nos murs Facebook, est-ce public? Qu’en est-il si nous réglons nos paramètres de confidentialité au maximum et ne permettons qu'à nos amis de voir nos informations? Si nous affichons quelque chose seulement visible par nos amis, mais que les politiques de confidentialité de Facebook changent par la suite, est-ce que notre discours devient rétroactivement public?

L'article 319 du Code criminel du Canada prévoit déjà une distinction entre ce qui est permis dans le discours privé et ce qui est permis en public :

Quiconque, par la communication de déclarations autrement que dans une conversation privée, fomente volontairement la haine contre un groupe identifiable est coupable :

a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans;

b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.[2]

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L’idée du panoptique développée par Jeremy Bentham a été mentionnée à plusieurs reprises dans la littérature académique, notamment chez Michel Foucault avec l’élaboration des rouages du pouvoir disciplinaire. Foucault a d’abord traité de ce thème dans son livre Surveiller et punir : naissance de la prison publié en 1975. Dans cet ouvrage, il soutient qu'il est plus productif de comprendre l'émergence des prisons — dont le panoptique est l'ultime exemple — non comme un désir centré sur des formes de punitions plus humanitaires, mais plutôt en tant qu'effort interconnecté visant à discipliner les corps et à décourager la dissidence. Foucault y explique que les sujets émergent à partir du pouvoir disciplinaire, ce qui rend méticuleusement l'individu plus docile et utile, et donc moins susceptible de résister à la discipline :

L’individu, c’est sans doute l’atome fictif d’une représentation « idéologique » de la société; mais il est aussi une réalité fabriquée par cette technologie spécifique de pouvoir qu’on appelle la « discipline ».[3]

Mais que construisons-nous lorsque nous permettons la rétention de nos données? Cela érige un panoptique qui s'étend en avant et en arrière dans le temps. Il s’agit d’une toute nouvelle dimension venant littéralement s’ajouter à ce concept. Non seulement nous devons toujours agir comme si nos propos étaient espionnés, mais nous ne sommes jamais à l'abri de cette inquiétude. Notre inquiétude n’est pas confinée à l'autocensure de nos propos ou à celle de nos actions au présent de manière à ce qu'ils soient acceptables vis-à-vis les pouvoirs actuels; nous commençons lentement à réaliser que notre autodiscipline doit aller plus loin encore afin d’éviter toutes formes de pouvoirs possibles à imaginer,  qui pourraient appliquer cette discipline de manière rétroactive. Après tout, l’information est à la disposition d'entités suffisamment puissantes. Si l’une de ces entités, qui en possède l’accès, était suffisamment imprudente, cette information pourrait être exposée au monde entier. Un état, autrefois entendu comme de la paranoïa, commence à ressembler de plus en plus à une position rationnelle et bien réfléchie. Considérant que le pouvoir n'est pas seulement restrictif, mais aussi productif, l’affirmation de Foucault devient apparente en raison de sa capacité à créer des individus soumis qui, spontanément, décident de se conformer.

Sachant que nous sommes toujours surveillé-e-s, non seulement par quiconque qui nous regarde, mais aussi par n’importe quels nombre et type de spectres et de fouineurs futurs, indéterminés et potentiels, nous ressentons le besoin de nous modifier nous-mêmes.

http://i.imgur.com/SqJj9Ws.jpg
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Text overlay added by Jon Oster.

Dans son livre Trouble dans le genre, paru en 1990, Judith Butler expose l’idée que nos paroles et nos actes ne sont pas simplement le reflet de qui nous sommes, mais qu’ils constituent ce que nous devenons, constamment, grâce à un processus performatif. Il s’agit ici d’une idée aujourd’hui familière. Pensez à la façon dont nous changeons constamment la manière de nous présenter : lors d’une première rencontre romantique ou d'une entrevue d'embauche, nous sommes des personnes différentes comparativement à qui nous sommes une fois avec des ami-e-s. Selon Butler, ce processus de « devenir » est constant, il s’agit d’un processus qui s’effectue en permanence, consciemment ou inconsciemment. Le fait de vivre en société contribue au façonnage de ce processus performatif en contraignant les types de « devenir » acceptables et ceux qui ne le sont pas.

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Les données gardées par les nazis, à la suite du sac de la bibliothèque de l'Institut für Sexualwissenschaft, ont bien sûr été utilisées. Elles ont formé la base des soi-disant « listes roses » et ont contribué à ce que des milliers d’individus gais soient envoyés dans les camps de concentration.

Internet est un moyen puissant qui permet de mettre au défi les idéaux de genre, d’essayer des identités différentes ou de se connecter à des groupes de soutien. Il s’agit d’un environnement fertile aux contre-cultures qui remettent en question les hypothèses concernant ce qui est prétendument normal. Mais cela ne peut rester vrai que si la confidentialité des communications sur Internet est assurée. C'est la seule façon de garantir de possibles devenirs multiples.

Notes

[1] John Lauritsen et David Thorstad, The Early Homosexual Rights Movement: (1864-1935). Times Change Press, 1995.

[3] Foucault, Michel. Discipline & Punish. Random House of Canada, 1977.

 

Artiste multidisciplinaire et active dans le milieu du théâtre, de la musique et de l'art numérique, Natália da Silva Perez travaille actuellement sur son doctorat à la Freie Universität Berlin et à l'Université de Kent. Elle s'intéresse particulièrement aux questions de genre, de justice sociale, d’éthique, de culture et d’histoire en lien avec la pratique théâtrale. Née à São Paulo, elle a vécu à Montréal, Bruxelles, Séville et Canterbury. Elle vit et travaille actuellement à Berlin.

Jon Oster se spécialise dans la sécurité informatique et la cryptographie. Avide de lecture, il joue aussi du piano, du ukulélé et de la basse. Oster aime créer de la musique bizarre et des paysages sonores avec Max-MSP. Originaire de la Saskatchewan, il a voyagé au cours des deux dernières années à travers l'Europe et s'est installé à Berlin où il vit actuellement.