The Delian Mode : en mode femmes et BBC Radiophonic Workshop

Onglets principaux

No:

31 Musique et politique

Type de contribution:

Court essai

Mot-clés:

Résumé

Le documentaire The Delian Mode réalisé par la Canadienne Kara Blake, sur la carrière de la musicienne Delia Derbyshire (1937-2001), introduit au développement de la musique expérimentale en Angleterre des années 1960 avec le BBC Radiophonic Workshop. Sans focaliser uniquement sur le documentaire et le cas de Delia Derbyshire, cette chronique Vithèque, intégrée au dossier « Musique et politique » de la revue, privilégie plutôt la mise en contexte de la production musicale radiophonique de l’époque et l’ouverture sur le travail de Daphne Oram et Maddalena Fagandini, deux autres femmes qui ont aussi travaillé dans ce milieu en Angleterre.

Depuis sa sortie en 2009, le documentaire The Delian Mode1, de Kara Blake, a suscité un succès retentissant, ayant été primé et diffusé à de nombreuses reprises dans les Amériques et en Europe2. Relatant le parcours de Delia Derbyshire, l’une des pionnières de l’électroacoustique dont la carrière en Angleterre a particulièrement été notable entre 1962 et 1973, il jette également la lumière sur le milieu radiophonique de la BBC des années 1960, reconnu pour sa créativité et ses expérimentations sonores. Caroline Blais, bloggeuse de .dpi a publié en 2014 un billet sur ce documentaire qui se concentre sur les figures de Derbyshire et de Blake. En guise de complément, cette chronique établit plutôt des liens entre le documentaire et la mise en contexte social et musical entourant Delia Derbyshire et d’autres femmes qui ont gravité dans ce milieu expérimental.

Dans les années 1950, en raison de la demande populaire, la BBC amorce la production de séries dramatiques et radiophoniques nécessitant une ambiance surréaliste que les orchestres ne peuvent aucunement générer. Afin de réaliser les effets sonores et la musique pour ces productions radiophoniques qui seront même convoités un peu plus tard par la télévision de la BBC, le British Radiophonic Workshop (BRW) est fondé en 1958 comme nouvelle unité de la BBC en s’inspirant du Groupe de recherche sur les musiques concrètes3 mis en œuvre par Pierre Schaeffer en France. Il importe de préciser qu’à cette époque, le budget nécessaire à l’acquisition d’équipement dédié à l’enregistrement ne pouvait être assumé que par les stations de radio nationales. Il n’était donc pas rare que de grands compositeurs européens travaillent à la radio, car ce moyen de communication permettait entre autres - au lendemain de la Seconde Guerre mondiale - d’explorer les possibilités musicales de l'enregistreur à ruban magnétique : Pierre Schaeffer était à la Radiodiffusion Télévision Française à Paris, Luciano Berio à la Radio Audizioni Italiane dei Milan et Karlheinz Stockhausen à la Radio Cologne (Hutton 2002).

Pierre Schaeffer, Étude de train (1948).

Le terme Radiophonic adopté par le BRW réfère à cette dimension sonore et musicale nouvelle pour la radio dramatique (ibid.). L’objectif y était d’optimiser la stimulation et l’imagination du récepteur par une collaboration entre compositeurs musicaux, ingénieurs sonores et auteurs dramatiques. Même si l’après guerre a instigué un mouvement de grande créativité à travers l’Europe, le BRW a réussi à se distinguer des autres chaînes radio européennes en raison du contexte visuel et psychologique imposé par la parole qui nécessitait un placement détaillé des sons électroacoustiques (ibid.) En d’autres mots, le drame de la pièce est resté la force et le but de l’existence du BRW. Le documentaire de Blake est particulièrement intéressant sous cet angle, puisqu’il donne à voir l’équipement du BRW. Il donne également à voir Derbyshire expliquant les modes d’enregistrement de sons que l’on pouvait par la suite modifier et combiner avec une grande précision pour créer des effets recherchés.

Le parcours de Derbyshire offre de bons indicateurs sur la hiérarchie sociale des années 1960 en Angleterre. Fait connu dans sa vie et qui peut agiter les âmes féministes : elle approche d’abord la prestigieuse maison de disques Decca Records en 1959 qui lui fait comprendre qu’aucune femme n’y était embauchée (Butler 2008). L’année suivante, elle rejoint la BBC en tant que trainee studio manager, le seul moyen d’accéder au BRW. La plupart des articles sur les contributions sonores de Derbyshire, tout comme le documentaire de Blake, abordent le problème de la propriété intellectuelle vécu par la musicienne dans le cas bien connu de sa contribution au thème d’ouverture de la télésérie historique Doctor Who. Produit par la BBC en 1963 pour une série de science-fiction qui s’est révélée la plus longue de l’histoire avec des épisodes toujours en cours de production, ce thème a longtemps été strictement associé à Ron Grainer qui n’en avait conçu que la composition. Toutefois, les arrangements - cette activité complémentaire qui sert à agrémenter ou à agencer la composition musicale par le truchement de diverses méthodes comme le découpage mélodique - avaient pourtant été réalisés par Derbyshire. Comme le mentionne le documentaire, il était clair à cette époque que les personnes qui gravitaient autour du BRW et qui ne portaient pas le titre de compositeur n’étaient pas identifiées individuellement, mais figuraient plutôt sous le crédit générique du BRW. Pour cette raison, une grande partie du travail accompli par Derbyshire au début de sa carrière est demeuré longtemps anonyme. Aujourd’hui, heureusement, ses crédits ont bien évidemment été restitués.

Ron Grainer et Delia Derbyshire, Doctor Who,1963. 

Derbyshire était sans nul doute la femme munie des qualifications musicales les plus élevées parmi celles qui ont travaillé au BRW - ayant graduée en mathématiques et en musique du Girton College de l’Université de Cambridge - mais elle n’était pas l’unique femme à y avoir œuvré. Le documentaire se fait très silencieux sur les autres collaboratrices du BRW si ce n’est que pour souligner l’esprit compétitif de Derbyshire à leur égard. Daphne Oram et Maddalena Fagandini y ont également travaillé et leur parcours professionnel mérite d’être ici souligné. Mettant l’emphase sur l’ingéniosité de ces trois femmes, Jo Hutton explique à leur sujet :

En l'absence de ready-mades numériques, [ces trois femmes] ont conçu et construit leurs propres filtres, unités d'effets et synchroniseurs y compris un oscillateur spécial, le ‘Wobbulator’, et un dispositif de commutation, le ‘Crystal Palace’, qui a été utilisé pour créer l’effet de chorus, en plus d’avoir conçu leurs techniques de composition propres et uniques (2002).1

Daphne Oram (1925-2003) est notamment reconnue pour avoir été une cofondatrice et directrice (1959) du BRW ainsi que l’inventeure de l’Oramics, une machine qui génère des sons électroniques à partir de lignes dessinées. C’est en 1959 qu’elle quitte le BRW, la même année de son arrivée au poste de directrice et donc quelques années avant l’arrivée de Derbyshire, pour installer son studio dédié à la composition électronique, le Oramics Studio. Ce lieu lui permet de couvrir un éventail sonore beaucoup plus large qu’au BRW en produisant la musique de fond pour la radio, la télévision et le théâtre, de même que des sons pour des installations et des expositions (Daphne Oram Trust s.d.).

Daphne Oram et la machine Oramics, s.d. Archives de la BBC  

 

Daphne Oram et la machine Oramics présentées à la BBC le 8 janvier 2012.

Pour sa part, Maddalena Fagandini (1929-2012) rejoint le BRW en 1959 où elle crée des jingles et des signaux d'intervalle (Allinson 2013). En 1962, l’un de ses signaux d'intervalle est retravaillé par le futur producteur des Beatles, George Martin, qui le diffuse sous le pseudonyme Ray Cathode et sous l’intitulé Beat Time (Merrich 2010). Trois ans après le départ de Derbyshire du BRW, elle quitte l'atelier en 1966 après l'introduction des synthétiseurs pour devenir une productrice de télévision et une réalisatrice notamment dans le domaine de l'enseignement des langues.

Ray Cathode, Beat Time, 1962.

The Delian Mode se révèle une excellente porte d’entrée sur le fascinant monde de la radiophonie britannique, milieu qui attirait de nombreuses femmes de talent. Si le désir d’en connaître davantage s’empare de vous, la compilation intitulée BBC Radiophonic Workshop - A Retrospective (2008) permet d’élargir le champ vers d’autres musicien-ne-s qui ont pris part au légendaire BRW. L'exercice d’écriture sur toutes les femmes qui ont participé à la vie musicale du studio jusqu’à sa fermeture en 1998 s’annonce un tâche de longue durée. L’article “Do Women Dream of Electric Sheep? Delia Derbyshire and the Women of the BBC Radiophonic Workshop” de Michelle Drury en dresse les bases et fourni une liste sur laquelle figurent des nombreuses collaboratrices.

Mis à part les musiciennes du BRW, d’autres femmes d’importance issues du milieu musical ont aussi émergé dans les années 1960 : Pauline Oliveros aux États-Unis qui gravitait dans le cercle de John Cage et de Merce Cunningham ou encore Éliane Radigue qui côtoyait des artistes en arts visuels - Robert Filiou et Yves Klein - tout comme La Monte Young ou Philip Glass issus du monde de la musique. Si Delia Derbyshire est demeurée attachée et fidèle aux années 1960 ainsi qu’à la musique concrète réalisée sans synthétiseurs, cette attitude souligne une forte réticense au changement, mais également la force d’une décennie innovante qui trouve son prolongement jusque dans la production artistique et musicale actuelle. Le syndrome de Stendhal - dont l’existence est pourtant mise en doute - est souvent évoqué dans le cas d’une expérience intense vécue en présence d’œuvres d’art des grands maitres italiens. Devant l’ampleur du leg musical expérimental des années 1960 enrichie par les contributions de nombreuses femmes musiciennes tant en Europe qu’en Amérique du Nord, ce pourrait-il un jour que l’on parle d’un syndrome similaire, mais relié à l’expérience auditive?

 

RÉFÉRENCES

Allinson, Marion (2013). “Maddalena Fagandini obituary”, The Guardian. [ En ligne ]http://www.theguardian.com/education/2013/jan/23/maddalena-fagandini. Consulté le 10 février 2015.

Butler, David (2008). “Delia Derbyshire Electronic Music Pioner”, Delia Derbyshire. [ En ligne ] http://www.delia-derbyshire.org/. Consulté le 10 février 2015.

Daphne Oram Trust (s.d.). “About Daphne”, Daphne Oram an Electronic Pionner. [ En ligne ]http://daphneoram.org/daphne/. Consulté le 15 février 2015.

Hutton, Jo (2002). “Radiophonic Ladies”, Delia Derbyshire An Audiological Chronology. [ En ligne ] http://delia-derbyshire.net/sites/ARTICLE2000JoHutton.html. Consulté le 10 février 2015.

Merrich, Johann (2010. “Maddalena Fagandini - BBC Radiophonic Workshop”. Electronic Girls. [ En ligne ] http://electronicgirls-engl.blogspot.ca/2010/02/maddalena-fagandini-bbc-radiophonic.html. Consulté le 10 février 2015.

 

Notes

1 Notre traduction.

1 Un extrait peut être visualisé sur la plateforme Vithèque : http://www.vitheque.com/Fichetitre/tabid/190/language/fr-CA/Default.aspx

3 Philippe Robert souligne que “la musique concrète vise à arracher le son à sa source puis de le travailler sur support enregistrés (sillon fermé sur disque souple, magnétophone, bande magnétique, etc)”. Philippe Robert (2007), Musiques expérimentales : Une anthologie transversale d’enregistrements emblématiques, France : Le mot et le reste, p. 44.

 

Julie Alary Lavallée prépare actuellement sa thèse de doctorat à l’Université Concordia en histoire de l’art sur l’art contemporain de l'Inde dans le champ des études muséales, diasporiques, mondiales et du marché de l’art. Coordonnatrice des communications et des archives au centre d'artistes OPTICA, elle collabore en tant qu’auteure auprès de diverses galeries montréalaises et publie régulièrement à titre de critique d'art. Outre la présentation de ses recherches académiques ici comme à l’étranger, Julie Alary Lavallée agit à titre de vice-présidente du conseil d’administration du Studio XX et membre de son comité de programmation depuis 2012. Récipiendaire du concours Jeunes critiques d’art de la revue esse arts + opinions (2011), elle est également commissaire d’exposition indépendante. Polyglotte, elle s’intéresse à la fois aux phénomènes locaux et globaux de l’art et désire parcourir le monde!