Avons-nous une contre-culture?

Onglets principaux

No:

31 Musique et politique

Type de contribution:

Éditorial

« ...si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être - s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées - la communication des âmes[1]». 
Marcel Proust

Intitulé «Musique et politique», ce numéro 31 de .dpi poursuit une réflexion sur « Musique et politique, pratiques de femmes », un article que j’avais rédigé pour le numéro 27, inspiré du musicologue Philip V. Bohlman et de son célèbre essai « La musique comme un acte politique ».

Image : Rue et vinyles, 2004. Crédit : Esther Bourdages

Cet article traitait, sous l’angle sociopolitique, de la pratique actuelle de musiciennes / artistes sonores liant la musique, par le biais d’études de cas tirées des États-Unis, du Mali et de l’Iran, à sa dimension politique et à son potentiel d’engagement. 

À l’automne 1993, dans son texte très soutenu et devenu un classique, le musicologue américain décrétait une crise de la musicologie (le terme ici englobe l’ethnomusicologie, la théorie et la critique de la musique) basée sur le fait que la discipline, repliée sur elle-même, acceptait comme unique objet de recherche la musique. Par conséquent, le discours - n’interagissant pas avec d’autres champs de recherche - se trouvait dénué de connotations politiques et idéologiques. Bohlman soulignait entre autres la pauvreté de la documentation sur la musique à propos des femmes et des minorités.

Quoique le texte de Philip V. Bohlman ne soit plus d’actualité, il demeure incontournable puisqu’il livre un portrait critique de la musicologie à un moment donné de l’histoire. La discipline s’est énormément développée depuis que Bohlman déclarait en 1993 que les discours dérivant de la musicologie ne répondaient pas aux crises sociales et critiques[2]. Depuis quelques années, des études engagées sont publiées en regard de l’aspect sociopolitiques de la musique. Loin d’être uniquement destiné à une certaine élite, même si ce fut le cas pendant un certain temps, l’Internet contribue grandement à décloisonner le champ de recherche. Des musicologues actifs, tels que Jonathan Sterne et Suzanne Cusick, font entendre leur voix éclairée.

Porteurs d’enjeux, les événements qui bouleversent notre quotidien comme les crises sociale représentent des points d’ancrage propices pour observer l’articulation de discours liés à la résistance, cherchant à contrer les difficultés. À ce titre, le contexte du mouvement international Occupy de 2011 alimente l’éditorial de l’auteure Jorinde Seijdel[3]. Intitulé New Forms of Freedom And Independence in Art And Culture[4], elle s’interroge sur le concept d’autonomie qui s’avère une forme attirante, une manière de prendre les choses en main, séparée des structures préexistantes. Avec urgence, elle recommande d’adopter de nouvelles formes d’implications et de participations[5]. Ce texte de Seijdel s’adapte au climat de crise sociopolitique et économique actuel imprégné d’austérité, ponctué des compressions budgétaires massives au sein de la culture, des programmes sociaux, des médias de masse, etc. Dans de telles circonstances, nous pouvons nous poser la question suivante : quels modèles et formes durables pouvons-nous adopter en ces temps difficiles ? Et à cela s’ajoute cette seconde question : avons-nous une contre-culture ? Ce terme renvoie directement à la culture militante, rassemblant activistes et punks des années 60 et 70 aux États-Unis et en Angleterre. Pour revenir à la dimension musicale, en désaccord et en opposition avec la culture dominante qui valorise l’idéologie néolibéraliste, il existe bien des scènes de musiques alternatives qui véhiculent divers types de musiques expérimentales, actuelles, post-rock, underground, etc. La réelle question à se poser concerne la viabilité de ces scènes : notre contre-culture se porte-t-elle bien ? Au fil des ans, des petites entreprises responsables ont évoluées : par exemple, des petites étiquettes de disques qui usent des modes de production, de diffusion et de distribution « en marge des structures du commerce musical traditionnel[6]» se sont ancrées dans le paysage culturel de Montréal. Souscrivant à l’éthique do-it-yourself (DIY), elles usent des modes de fonctionnement indépendants, fondés sur une modeste économie de moyens et le partage des ressources. George McKay, musicien et chercheur écossais, spécialisé en culture et média alternatif, reconnait que l’ «Action! [est] l’une des vraies forces de la culture DiY[7]». Concourant à forger une identité dissociée des « ...phénomènes de mondialisation issus du néolibéralisme[8] », les travailleu-r-se-s, les artisant-e-s et les artistes impliqué-e-s dans l’industrie des musiques alternatives font en effet preuve d'innovation, d'originalité au moment de développer leur propre outil. Malgré la fragilité et la vulnérabilité de ces infrastructures, leur vitalité demeure précieuse.

Ce numéro de .dpi est dédié à l’artiste Fantani Touré, qui est décédée en décembre 2014, à l’âge de 50 ans. Danseuse, comédienne, musicienne, militante reconnue et dévouée à la défense des droits des femmes au Mali, elle est à l’origine de la création du Festival d’arts traditionnels africains Les Voix de Bamako, organisé chaque année sur les rives du fleuve Niger[9].

 

Esther Bourdages

 

Bibliographie

BOHLMAN, Philp V., «Musicology as a Political Act», The Journal of Musicology, vol. 11, no 4, 1993, p. 411-436. Imprimé.

BOURDAGES, Esther. «Musique et politique, pratiques de femmes», .dpi, no 27, 2014. [En ligne] http://dpi.studioxx.org/en/musique-et-politique-pratiques-de-femmes. Consulté le 28 avril 2015.

Sous la direction de BÉLANGER, Anouk , Annie Gérin et Will Straw. Formes urbaines : circulation, stockage et transmission de l'expression culturelle à Montréal. Montréal : Les éditions Esse,  2014, 229 p. Imprimé.

ECKERMANN, Johann Peter. Conversations de Goethe avec Eckermann. Paris : Gallimard, 1988. 648 p. Imprimé.

Jeune afrique, «Mali : la chanteuse Fantani Touré, la ‘voix des femmes en détresse’, est décédée». Jeune afrique, toute l’actualité africaine en continu, 4 décembre 2014. [En ligne] http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20141204124532. Consulté le 28 avril 2015.

MCKAY, George. DiY Culture: Party and Protest in Nineties' Britain. Brooklyn: Verso, 1998. 318 p. Imprimé.

PROUST, Marcel. À la recherche du temps perdu. Tome 3. Paris : Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, no 102, 1988, 1952 p. Imprimé.

ROSENFIELD, Karissa. Herzog & de Meuron’s Elbphilharmonie to be Completed by 2017, “Arch Daily, Architecture News”, February 14, 2013. [En ligne] http://www.archdaily.com/332367/herzog-de-meurons-elbphilharmonie-to-be-completed-by-2017. Consulté le 28 avril 2015.

SEIJDEL, Jorinde, Editorial, «Open! Cahier on Art, Culture & the Public Domain». no 23, 2012. [En ligne] http://dutchartinstitute.eu/page/2129/jorinde-seijdel. Consulté le 28 avril 2015.

 

Autres sites de consultation

Ekho :::::::::::: Women in Sonic Art [https://ekhofemalesound.wordpress.com/]

Hernoise [http://hernoise.org/]

Womens Liberation Music Archive [http://womensliberationmusicarchive.co.uk/j/]

Source: ATS, «La Philharmonie de Hambourg surfe sur la ‘vague de verre’», Arcinfo, 31 janvier 2014. [En ligne] http://www.arcinfo.ch/fr/monde/la-philharmonie-de-hambourg-surfe-sur-la-vague-de-verre-577-1257380. Consulté le 28 avril 2015.

 

Notes


[1] Proust, Marcel. À la recherche du temps perdu. Tome 3. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, numéro 102, 1988. Imprimé. p. 258

[2] Bohlman, Philp V. « Musicology as a Political Act », The Journal of Musicology, vol. 11, no 4, 1993, p. 414.

[4] Ibid. Editorial, Open! Cahier on Art, Culture & the Public Domain. no 23, 2012. http://dutchartinstitute.eu/page/2129/jorinde-seijdel.

[5] Ibid.

[6] Mouillot, François. « Constellation Records et la scène musicale expérimentale montréalaise », Formes urbaines : circulation, stockage et transmission de l'expression culturelle à Montréal. Montréal : Les éditions Esse, 2014, p. 223.

[7] McKay, George. DiY Culture: Party and Protest in Nineties' Britain. Brooklyn : Verso, 1998.p. 4.

[8] Mouillot, François. Ibid.

[9] Jeune afrique, «Mali : la chanteuse Fantani Touré, la ‘voix des femmes en détresse’, est décédée». Jeune afrique, toute l’actualité africaine en continu, 4 décembre 2014. http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20141204124532. Consulté le 28 avril 2015.