Résumé
Produite dans les années 1970, la vidéo Femmes soyez! de Carmen Lapchuck illustre les conditions et les expériences quotidiennes vécues par les femmes du Québec de l’époque. Par l’intégration d’un répertoire musical populaire et de fragments d’archives télévisuelles, qui ont conditionné les différences entre les genres ici, l’artiste tisse à la fois une narration et un panorama historique donnant un rôle de premier plan à la chanson « Vive la Canadienne », aux épîtres de saint Paul Apôtre aux Éphésiens, au royaume de la cuisine ainsi qu’à l’influence des médias et de la mode sur les femmes. Près de quarante ans plus tard, un retour sur ce matériel audio et télévisuel s’impose. Il stimule et encourage un mode de pensée politique dénonciateur de la position occupée par les femmes au cours de ces années, mais également de celle que nous - femmes du 21e siècle - occupons aujourd’hui.
Vithèque est peu bavard à l’égard de la vidéaste Carmen Lapchuck. Le Web nous en apprend aussi très peu, à l’exception des lieux d’exposition au Canada où Femmes soyez[1], une vidéo qu’elle a réalisée en 1973, a été diffusée au cours des deux dernières années.[2] On repère notamment en ligne son nom dans un rapport daté de 1992-1993, inscrit parmi les candidat-e-s au doctorat en andragogie de l’Université de Montréal. Sans avoir ici l’intention de valider à tout prix qu’il s’agit bel et bien de l’artiste en question, j’attire ici votre attention sur cette carence biographique même si elle n’est pas la raison principale de cette chronique. N’est-elle pas loquace au sujet d’une époque et d’une société, pas si lointaines pourtant, qui accordaient encore trop peu d’importance aux femmes et à leur singularité artistique? Cela rappelle cette tendance muséale ignorante du nom, de l’individualité et de la présence singulière des artistes autochtones, préférant les identifier sous un qualificatif anonyme, tel que « autochtone ». Peu importe le type d’hégémonie en question, les enjeux qui en découlent mènent souvent aux mêmes luttes. Rien n’empêche après tout de croire qu’au moment de sa distribution ou de son indexation par l’équipe de Vidéographe, les informations à propos de cette femme n’ont pu être recueillies ou ont été tout simplement égarées. En vérité, l’auteure n’a jamais pu être retrouvée.
Image : Publicité de Dominion Store, image tirée de la vidéo Femmes soyez, 1973. Photo : Carmen Lapchuck avec l’aimable permission de Vidéographe.
Femmes soyez est un travail de juxtaposition et de superposition. Ce court métrage intègre une sélection de fragments d’archives issus des années 1970 imbibée de l’histoire du Québec et de la représentation des femmes. Lapchuck s’approprie d’abord un classique du temps, la chanson « Vive la Canadienne », qu’elle métamorphose par « Vive la ménagère ». Cette mélodie populaire - qui servait d’hymne nationale aux Canadiens Français avant que ne soit officialisée en 1911 celle que l’on connaît aujourd’hui - sous-tend une ferme base chrétienne célébrant les vertus de la beauté, de la servilité et de la douceur de cette Canadienne modèle. Mais pourquoi intituler cette vidéo Femmes soyez? Comme l’indique l’un des plans initiaux de la vidéo, cette référence provient des épîtres de saint Paul aux Éphésiens (chapitre 5, versets 21 – 28). Ce passage biblique bien connu et dont le contenu a d’ailleurs soulevé l’indignation de nombreuses femmes, mérite d’être retranscrit intégralement pour ceux et celles qui n’ont pas encore eu l’occasion d’en faire la lecture :
Morale domestique.
Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ.
Que les femmes le soient à leurs maris comme au Seigneur : en effet, le mari est chef de sa femme, comme le Christ est chef de l’Église, lui le sauveur du Corps; or l’Église se soumet au Christ ; les femmes doivent donc, et de la même manière, se soumettre en tout à leurs maris.
Mais, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église : il s’est livré pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d’eau qu’une parole accompagne ; car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée.
De la même façon les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Aimer sa femme, n’est-ce pas s’aimer soi-même? [3]
Image : Femme assise à la table avec sa famille, image tirée de la vidéo Femmes soyez, 1973. Photo : Carmen Lapchuck avec l’aimable permission de Vidéographe.
Cette requête de soumission évidente, adressée aux femmes à l’égard de leurs époux, décrit de façon claire la situation des femmes à l’époque de la réalisation de cette œuvre suivant les années de la Révolution tranquille. Sur le plan graphique, les extraits visuels défilent et montrent, sous le revers des clichés, des femmes au foyer, dans leur royaume de la cuisine, servant leur mari et leurs enfants avec les meilleures intentions. Les stéréotypes montrés et dénoncés avec ironie ont pourtant façonnés nos mères, nos grands-mères et se propagent encore jusqu’à nous. Or, Lapchuck a pris le soin de sélectionner des fragments d’actions qui exposent l’envers de cette idylle domestique avec des mouvements de caméras et des expressions du visage soulignant l’agacement de ce monde quotidien.
Image : Femme ménagère, image tirée de la vidéo Femmes soyez, 1973. Photo : Carmen Lapchuck avec l’aimable permission de Vidéographe.
Mis à part cette affection inconditionnelle de la femme vis-à-vis de sa famille qui leur prépare de délicieux plats mijotés et élaborés, Lapchuck focalise sur l’institution de la beauté, de l’influence des médias sur les femmes qui les dispose aussi dans une relation d’asservissement. Bien que les femmes aujourd’hui partagent les corvées avec leur conjoint et qu’elles passent plus de temps dans leur bureau que dans la cuisine, l’industrie de la mode poursuit plus que jamais son règne du charme. Notre société jouit d’une accessibilité accrue à l’éducation supérieure et même de base, mais en dépit de ce constat, la mode reste un monde « intouchable » que plusieurs filles éduquées, critiques et savantes embrassent ouvertement clamant haut et fort leur intérêt pour le(s) goût(s) et le(s) style(s) du moment exposés dans les boutiques, la rue et en ligne. Il faut peut-être croire qu’il s’agit d’une forme de liberté : celle de dire oui à la mode, mais non à l’imposition d’une domination politique, du genre et idéologique. Les chaînes de la mode et de la consommation sont sans doute moins graves. Ne sommes-nous pas libres d’ignorer la prochaine saison en vogue, à tout moment, pour recommencer notre dépendance à la mode lorsque nous le voudrons bien?
Image : Publicité de mode, image tirée de la vidéo Femmes soyez, 1973. Photo : Carmen Lapchuck avec l’aimable permission de Vidéographe.
Notes
[2] Voir la fiche technique de l’auteure : http://www.vitheque.com/Fichetitre/tabid/190/language/fr-CA/Default.aspx?id=1241
[3] La Sainte Bible, Les Éditions du Cerf, Paris, 1961, p. 1548.
Julie Alary Lavallée compte des études de premier cycle en arts visuels (BFA Studio Arts) effectuées à l’Université Concordia et prépare actuellement sa thèse de doctorat en histoire de l’art sur l’art contemporain de l'Inde dans le champ des études muséales et du marché de l’art. Coordonnatrice des communications et des archives au centre d'artistes OPTICA, elle collabore en tant qu’auteure auprès de diverses galeries montréalaises et publie régulièrement dans des revues à titre de critique d'art. Outre la présentation de ses recherches académiques ici comme à l’étranger, Julie Alary Lavallée est membre du comité d’administration du Studio XX et de son comité de programmation depuis 2012. Récipiendaire du concours Jeunes critiques d’art de la revue esse arts + opinions (2011), elle est également commissaire d’exposition indépendante. Polyglotte, elle s’intéresse à la fois aux phénomènes locaux et globaux de l’art et désire parcourir le monde!