Fashion / Textile / Technologie

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No:

24 Fashion / Textile / Technologie

Type de contribution:

Éditorial

Mot-clés:

Ce numéro de DPI s’organise autour d’une nouvelle lecture de la mode en rapport avec la technologie, par la mise en œuvre de ses matériaux, mais aussi par la mise en volume de sa structure, par l’exploration de son implication et par l’interprétation des ses finalités, en tant qu’interface médiatrice entre l’homme et son environnement urbain dans les sociétés hypermodernes.

« Là où le vêtement apparaît, commence la socialisation, il peut même être un objet culturel. » (Descamps, 1979, p. 31) Les nouvelles structures sociales, les nouveaux courants de pensée, ainsi que les nouveaux matériaux affectent la structure, la surface et la substance du vêtement contemporain. Cependant, si l’évolution technologique conduit l’avenir vers la dématérialisation, la virtualisation et le multisensoriel, que deviendra alors le vêtement du troisième millénaire ? Le vêtement, malgré sa connotation d’élément de fioriture dans les sociétés modernes, a il y a très longtemps pénétré au cœur de notre existence en tant qu’objet social. Flügel (Flügel, 1985, p.220) soutient que l’habillement ne serait qu’un épisode de l’histoire de l’humanité, et que « l’homme vivra (et peut-être avant lui la femme) un jour sa vie, conforté dans la maîtrise de son corps et de son environnement physique, dédaignant les béquilles vestimentaires qui le soutinrent dangereusement au cours des premiers pas mal assurés de sa démarche vers une culture supérieure. En attendant, les béquilles sont toujours là. Nous pouvons toutefois, veiller à ce que nos sciences en pleine éclosion nous permettent de les façonner de façon réaliste, de les employer convenablement et de faciliter ainsi notre progression. » Le vêtement de Flügel (1985) a trois finalités principales qui sont constamment agissantes dans le monde civilisé : la parure, la pudeur et la protection. Même si la pudeur et la protection ont pris une importance considérable depuis l’adoption du vêtement, la parure semble être la cause première du port du vêtement à l’origine. Il est sans doute troublant de constater l’existence paradoxale puisque simultanée de la parure et la pudeur au sein du même groupe : La fonction principale de la parure est de magnifier l’apparence corporelle, d’attirer les regards de l’autre, alors que le but de la pudeur est l’opposé, puisqu’elle tend à nous faire dissimuler nos imperfections corporelles et dissuader l’autre de poser son regard sur nous. Cette contradiction fondamentale constitue une introduction d’une richesse inestimable pour le développement de la mode dans les sociétés modernes : la mode est une histoire pleine d’ambivalence, de controverse et de compromis.

Charles Baudelaire a dit que la beauté était un dieu à double visage : l'un est celui qu'a l'instant, l'autre accompagne l'éternité. On ne crée pas de beauté, sans lier les deux aspects ensemble : l'élément éphémère, mortel et l'élément éternel, immortel. Si la mode frappe tant les esprits, soit positivement ou négativement, si elle attire certains et en repousse d'autres, c'est qu'elle nous rappelle la dualité de notre nature, mortelle et qui pourtant aspire à l'immortalité. La technologie et la mode représentent sans doute deux des domaines les plus éphémères de notre temps : ce qui est nouveau aujourd’hui sera dépassé demain. Si les créateurs de mode ont toujours affirmé qu'ils travaillaient sur une matière éphémère, qui s'évanouit à peine venue, plusieurs d’entre eux semblent vouloir entamer une nouvelle réflexion sur le sujet aujourd’hui. L’intégration des nouvelles technologies et des nouveaux matériaux modifie-t-elle les finalités du vêtement, tant au niveau de la surface qu’au niveau de la structure ? Attribuer de nouvelles formes et de nouvelles fonctions au vêtement serait-ce une piste de réflexion valable dans le processus de création des vêtements du futur ?

La première manifestation du phénomène moderne de la mode, au sens où nous l'entendons aujourd’hui, a eu lieu vers la fin du Moyen Age. Le terme mode fait son apparition pour la première fois dans le sens des habitudes vestimentaires, collectives et passagères, au XVe siècle — S'habiller à la nouvelle mode devient, au milieu du XVIe siècle, « être à la mode ». Le schéma de la mode, du milieu du XIXe siècle à aujourd’hui, se résume en la haute couture, la confection et le prêt-à-porter. Selon Gilles Lipovetsky (1987), la mode de cent ans, du milieu du XIXe siècle aux années 1960, pouvait se caractériser par la création de luxe sur mesure, appelée haute couture, s’opposant directement à la production de masse, baptisée confection — cette dernière imitait les créations exclusives de la haute couture. Création de modèles originaux et reproduction industrielle coexistent depuis. Ce mariage de raison est cependant souligné par une différenciation nette en matière de matériaux, de technologies appliquées, de griffes et de prix, faisant écho avec une société elle-même divisée en classes aux modes de vie et aspirations distinctes.

Il serait également pertinent d’envisager l’évolution de la mode contemporaine sous l’angle de ses matériaux, car ceci incite à considérer en premier lieu le processus de création dans le laboratoire du créateur et non pas dans son atelier de couture. On constate deux champs d’expérimentation majeurs : la surface et la substance des nouveaux matériaux, et la mise en volume de la structure du vêtement.

La mutation au niveau du textile est marquée par la création du Nylon à la fin des années 1930. Les textiles artificiels et synthétiques se multiplient dans les décennies qui ont suivi. La mode s’approprie progressivement, mais rapidement une grande partie des découvertes chimiques, physiques ou encore électroniques.

L’ennoblissement des textiles a facilité dès les années 1960 la vie des femmes et a considérablement modifié le vêtement, « il est devenu avec le temps une véritable barrière fonctionnelle, et ne s’agit plus d’une protection à vocation esthétique uniquement. » (Guillaume, 2000, p.63), Car le vêtement est aujourd’hui comestible, climatique ou antibactérien. Le terme « textile » est souvent remplacé aujourd’hui par celui de « matière » au sens plus diversifié et indéterminé. Ces matières nouvelles ouvrent à l’imagination des champs inexplorés, puisqu’elles sont détachées des références habituelles, leurs utilisations ont rapidement débordé les domaines pour lesquels elles avaient été initialement élaborées, l’armée, l’aéronautique ou encore la médecine. Aujourd'hui, l'évolution tend vers des tissus ayant plus de douceur et plus de légèreté, dotés d'un entretien simplifié. Les grands progrès du textile ont été faits pour les domaines militaires et sportifs, qui ont ensuite envahi la mode, une fois recyclés par les designers et détournés de leurs fonctions initiales.

Les nouvelles technologies occupent désormais une place grandissante dans le quotidien de chacun, tout comme le textile, omniprésent dans notre vie. Les fondements des recherches sur la mode et la technologie sont basés sur ces observations aussi banales qu’évidentes. Qu’est-ce qu’un vêtement technologique ? En l’absence d’une terminologie officielle, d’après les travaux réalisés jusqu’ici, il s’agirait des vêtements cybernétiques, associant le textile et les nouvelles technologies biologiques, chimiques, nano-technologiques, numériques et électroniques.

Les matières technologiques ont d'abord été le fruit de recherches d'ingénieurs chimistes. Ces derniers ont inventé dès le début du XXe siècle une panoplie de traitements de protection de tissus à partir des processus simples d'apprêt. Les premiers résultats de recherche en fibres chimiques ont été mis au profit des besoins militaires pendant la Deuxième Guerre mondiale. Encore aujourd’hui, la plupart des travaux en innovations textiles consacrées aux vêtements intelligents ou technologiques ne proviennent pas des industries du textile et de la mode, mais des grandes compagnies de télécommunication, des laboratoires du ministère de la Défense, ou encore des laboratoires médicaux. Des chercheurs de France Telecom et de Philips — pour ne citer que ceux-là — ont déjà présenté des vêtements équipés de claviers et d’écrans tactiles sur les manches de chemisiers, de microphones insérés dans les cols. Ce sont des vêtements conçus pour faciliter l'intégration de l'ordinateur ou tout autre gadget au corps humain, à l’aide des poches, des insertions, des découpes et des attaches, etc. Les innovations stylistiques y sont souvent limitées et il existe également de nombreux impondérables, particulièrement la source d’énergie pour l’alimentation.

Des artistes en arts médiatiques et des créateurs de mode songent, quant à eux, à une intégration plus complexe et plus subtile de dispositifs technologiques au vêtement, en explorant plutôt les thèmes du ludisme, de l’extension de soi et de la seconde peau. La notion du vêtement comme objet fini à la forme univoque dont les finalités sont préétablies est remise en question par l’avènement des matériaux communicants et modulables qui s'adaptent à nos émotions ou à des conditions extérieures spécifiques.

L'acte de se vêtir est profondément social ; il définit non seulement notre apparence, mais aussi nos mouvements et nos expériences subjectives dans un contexte sociologique donné.

Convaincue de cette capacité qu'ont les vêtements à communiquer des messages, Cheryl Sim s'étonne pourtant devant l'intensité de la charge sémantique que recèle parfois le Choengasang, la robe traditionnelle chinoise.

Elle se donne comme moyen d'exploration le principe de l'hybridité, tant au niveau conceptuel que formel, pour explorer ce vêtement qui constitue le point central de son investigation. Le produit final, déploiement spatial d'une forme documentaire renouvelée, résonne à l'unisson avec son questionnement sur l'influence du vêtement comme élément constitutif de l'identité. Elle présente ici un texte dont les réflexions ont alimenté son processus de création.

La mode s’est transformée subtilement ces dernières années avec l’avènement des matériaux technologiques. Aujourd’hui, la création textile et vestimentaire peut ajouter une dimension supplémentaire à la relation de l’homme avec son environnement, celui de la perception sensorielle ; le rapport du corps avec son environnement peut s’établir autrement grâce au « vêtement intelligent », interface médiatrice entre ce corps et son milieu. Les projets de vêtement technologique traitant de la relation de l’homme à son environnement deviennent plus à propos aujourd’hui, à mesure que la technologie informatique exerce une pression grandissante sur notre capacité d'absorber les flux d'informations et les nouveaux schèmes d'interactions. Le corps et son environnement sont à la fois émetteurs et récepteurs, le vêtement devient leur interface médiatrice.

Le designer Hussein Chalayan repousse les limites de l'habit dans des œuvres qui combinent la mode et la technologie avec le cinéma et l'architecture. Les vêtements de Chalayan sont des objets narratifs. Paranoïa vis-à-vis du terrorisme, oppression, exile en temps de guerre sont autant de concepts explorés dans ses compositions tantôt cinématographiques, tantôt installatives, et presque toujours vestimentaires. À la lecture du texte de Caia Hagel, on découvre ce créateur dont la curiosité et l'expérimentation alimentent une production à saveur utopique et son langage artistique qui lie le corps et l'environnement construit.

L'artiste Natacha Roussel souhaite quant à elle, élucider les enjeux que représentent les technologies près du corps : ces objets en cours de construction, eux même constitutifs du sujet humain. Les modifications potentielles de la barrière ontologique de notre intimité au sein du collectif sont présentées dans un travail à portée politique. Elle pose la question de la « matérialité des impacts perceptuels des technologies dans nos systèmes relationnels » et leur fonction de « reliance » entre les coulisse physiologique des corps et la communication interpersonnelle.

Enfin, Emilie Mouchous présente une composition qui évoque de la trame sonore d'un film de science-fiction des années 70. Mais c'est la production de la trame qui incère la composition au centre de notre thématique, puisqu'elle provient des manipulations d'une interface de tissus que l'artiste a relié à un synthétiseur qu'elle a fabriqué elle-même.