Chaque individu occupe un espace d'une manière qui lui est propre, une manière influencée par et influençant ses croyances et ses expériences. La supposition qu'il y existe une façon ultime d'être encourage des pratiques abusives qui diffèrent dans l'étendue de leur impact, allant de pays complets et de populations chiffrées dans les millions jusqu'à la place qu'occupe une personne sur un sofa.
Le pouvoir de définir l'évolution, le changement et l'interaction de son propre corps est intimement lié à la lutte continue de bien des personnes marginalisées à cause de leur race, leur genre, leur sexualité et leur classe sociale. La responsabilité d'aborder son propre privilège dans la quête d'un tel pouvoir est une autre lutte, entrelacée avec la première. En présentant des positions critiques face à l'église, à l'état et au statu quo, cette édition de .dpi se joint à un torrent de contre-culture créative. L'averse qui en découle prive la société dominante de sa voix absolue. Les oeuvres présentées dans ce numéro représentent une série de perspectives uniques. Elles sont queer, trans ainsi que féministes et sont connectées par des préoccupations entrecroisées en lien avec l'autonomie, la responsabilité sociale et la représentation de soi. En abordant une multitude de problématiques enchevêtrées dont l'autodétermination corporelle, l'oppression coloniale et les représentations communautaires, les artistes et auteurs font usage de leurs propres corps et/ou de leurs propres expériences afin de produire des oeuvres politiquement engagées, critiques et très personnelles.
La pièce Body in Progress de Elie Darling offre un aperçu de la transformation de sa voix grâce à la prise de testostérone (testo) au cours d'une période de deux ans. Les enregistrements de progression vocale par les hommes trans et les personnes non-conformistes de genre prenant de la testo ont récemment gagné en popularité grâce à des forums publics tels que Youtube. Un bon nombre d'artistes trans ont exploré leurs corps trans en flux de la même manière. Par exemple, les portraits de Loren Cameron offrent un homme trans bien découpé, posant avec une seringue qui rappelle subtilement l'injection de testo. Un narratif de sa quête cyborgesque afin de devenir une beauté hyperféminine, la pièce théâtrale "The Silicone Diaries" de Nina Arsenault donne voix à la vision de son corps suite à une soixantaine d'interventions chirurgicales. Le travail de Darling se démarque des représentations visuelles frappantes de masculinité idéalisée de Cameron et de féminité carrément chimérique de Arsenault en n'offrant pas de représentation visuelle de l'artiste/du sujet. Ici, Darling encourage une compréhension du corps complètement détachée de ses attributs visuels et tactiles. La voix trans occupe une place de premier plan alors que Darling délaisse les représentations visuelles, s'éloignant ainsi du domaine où les suppositions sont le plus souvent construites.
En incarnant un personnage hypersexuel et intentionnellement stéréotypé, Granados s'approprie/se réapproprie avec acharnement le langage Web afin d'offrir un message anti-colonial puissant au spectateur. En exagérant le modèle de la camgirl et son incarnation latina stéréotypée en particulier, l'artiste explore l'objectification et complique la réaction du spectateur face à ses gestuelles sexuelles exagérées à travers des énoncés politiques assertifs en lien aux vécus latino-américains. Dans Anti-Imperialist Sucette, Granados permet aux spectateurs de la prendre en photo alors qu'elle suce un fusil couvert par un condom tout en les implorant de prendre en compte la réalité violente de l'impérialisme dans les états coloniaux. Dans Compulsory Maternity, l'artiste s'exprime avec une bouche pleine de sperme afin de dénoncer la répression des droits reproductifs, particulièrement le droit à un avortement sécuritaire et légal.
Les photographies de JJ Levine capturent les queers dans leurs environnements domestiques. Chaque sujet interagit directement avec le spectateur avec un regard qui renvoie au portrait traditionnel tout en exigeant un espace de représentation des identités queer et trans contemporaines. Les images de Levine rendent les expressions des identités queer et trans historiques et soulignent leur importance dans la compréhension étroite de la sphère domestique et de l'expression de genre qui règne dans la culture occidentale dominante. La présence de chaque sujet dans leur propre demeure est une proclamation de domesticité fervente. Chacun d'entre eux est représenté avec une palette de couleurs vives et entouré d'éléments kitsch queer. La nature à la fois calme et puissante d'une femme vêtue d'une robe bain-de-soleil d'un orange éclatant, posée sur un sofa à motif léopard sous une broderie florale où il est écrit "deep lez", renvoie aux forces en jeu dans la création d'espaces auto-gérés pour les queers et trans radicaux. Les échanges chaleureux et tendres entre les membres d'une famille choisie sont une invitation à laisser de côté son armure lors du retour à la maison. Cependant, un dur regard de la part de chacun des sujets de Levine rappelle au spectateur que ces queers en train de se mettre à l'aise sur le sofa sont des ardents défenseurs de leur espace.
Dans Let’s Stop Talking Now, leur vidéo réalisée en collaboration, Virginie Jourdin et Rebecca Lavoie semblent jouer le rôle d'amantes possibles qui traduisent les avances de l'autre du français vers l'anglais et vice-versa. L'oeuvre est simple et répétitive, faisant abstraction des frictions érotiques et linguistiques afin de mettre en valeur une version simplifiée des échanges linguistiques. L'impact de la pièce n'a rien à voir avec les mots échangés, les phrases elles-mêmes étant plutôt banales. C'est plutôt l'absence de langage corporel évocateur et de communication physique entre les deux partenaires sexuelles queer potentielles qui fait la force de l'oeuvre en invitant les spectateurs à réfléchir aux moments où les identités montréalaises sont aux prises avec le langage, même dans un contexte de désir sexuel mutuel et d'identité queer partagée.
L'oeuvre Landscape Tongues, de Jamie Ross, fait voyager les lecteurs à travers une région de l'est de l'Ontario non-cédée par le peuple Algonquin anishinàbe, qui négocie présentement une revendication territoriale avec la Couronne. Une approche narrative en lien à la découverte de cette région offre à Jamie Ross une avenue créative qui lui permet de se défaire de ses liens ancestraux blancs et coloniaux et de se positionner comme "écrivain queer anti-état et anti-colonial."
À travers l'appréciation de la taille incroyable de l'échangeur Turcot et la présentation de l'anti-paradis queer et punk qui se trouve sous sa masse de béton, Danielle Lewis offre un aperçu du sublime queer aux lecteurs. The Turcot Interchange: Community Encounters With a Queer Sublime encourage une réflexion sur la transformation possible dans le fait de visiter des sites urbains délaissés par le courant dominant. Délaissées par les programmations rigides et capitalistes des espaces, dit Lewis, ces régions sont des espaces où conceptualiser des altérités radicales.
Notes
1 For more on Cameron's self portraiture see Cameron, Body Alchemy: Transsexual Portraits, 1996, Cleis Press; for a description of NIna Arsenault's theartical work see The Silicone Diaries, Buddies in Bad Times Theatre, http://www.buddiesinbadtimes.com/show.cfm?id=409
Rédactrice en chef invitée pour ce numéro, Johnny Nawracaj, d'origine polonaise, écrit et est artiste vidéaste, d'installation et de performance. Dans ses recherches académiques et artistiques, on retrouve un investissement particulier dans l'exploration des thèmes de l'amour, de la perte et de l'aspiration dans le cadre d'une production transculturelle et du queer radical. Ses oeuvres de performance ont été vues sur des scènes de cabaret, des vitrines de théâtre et des espaces galeries, tels que le Café Cléopatre, le Théâtre Ste Catherine ainsi que le Toronto's Xpace.