Résumé
Inspiré par le musicologue Philip V. Bohlman et son célèbre essai « Music as a Political Act », cet article traite, sous l’angle sociopolitique, de la pratique actuelle de musiciennes / artistes sonores. Il s’agit ici de lier la musique, par le biais d’études de cas tirés des États-Unis, du Mali et de l’Iran, à sa dimension politique et à son potentiel d’engagement.
Photo: Voices United For Mali, enregistrement du clip 'Mali-ko' (Peace / La Paix), 2013, Bamako, Mali. Crédit : Teriya Mali Sarl.
« Musicology's crisis, therefore, confronts it also with a new responsibility to come face-to-face with the political nature of all acts of interpretation and with the political consequences of excluding for too long the musics of women, people of color, the disenfranchised, or Others we simply do not see and hear[i]».
Philip V. Bohlman
Porteur de valeurs, le son constitue une culture. Mode d’expression et véhicule d’idées, la musique possède sans conteste un tissu riche en dimension politique déterminé soit par le contenu des paroles, l’acte de jouer ou le contexte de réception. Le colloque Sound & Dissent: A conference focusing on the intersections of sound and politic history[ii], organisé par le Sound Studies Working Group de l’Université Concordia et présenté en février dernier, a concouru à faire germer des pistes de réflexion pour ce présent article. En effet, les chercheurs invités ont établi des liens entre le son et l’histoire de la contestation politique en reconnaissant cette prémisse de travail : « ... de nombreux discours sur l’effet du son comme forme de contestation politique ont proliféré autant dans les débats publics qu’académiques ». Afin de faire écho à cette position, nous exposerons trois études de cas où les pratiques musicales actuelles au féminin se trouvent directement conjuguées à leur intention, leur visée et/ou leur situation politique.
À l’automne 1993, par le biais de « Musicology as a Political Act », texte très soutenu et devenu un classique, le musicologue américain Philip V. Bohlman décrète une crise de la musicologie (le terme ici englobe l’ethnomusicologie, la théorie et la critique de la musique) basée sur le fait que la discipline, repliée sur elle-même, accepte comme unique objet de recherche la musique[iii]. Il en découle un discours n’interagissant pas avec d’autres champs de recherche et dénué de connotations politiques et idéologiques. Bohlman souligne aussi la pauvreté de la documentation portant sur la musique et les femmes[iv]. Malgré ces conditions, l’auteur identifie que la musique demeure toujours associée à l’acte politique[v].
Depuis l’article de Bohlman, la sphère des études sonores connait un grand essor. Elle s’est décloisonnée et s’imbrique fréquemment avec la multidisciplinarité, ouvrant ainsi la possibilité de constituer un discours engagé et teinté de subjectivité. Dans cette optique, l’historien de l’art Jim Drobnick invite à allouer au sonore une écoute orientée par un certain « intérêt » en transposant le concept de Slavoj Zizek « looking awry » par « listening awry[vi] ».
Études de cas et revue de littérature
Pink Noises[vii], de la théoricienne de la musique électronique Tara Rogers, représente l’un des seuls ouvrages de la dernière décennie dédiés aux musiciennes/artistes sonores de générations diverses appartenant à la « new audio culture[viii] ». Par le biais d’interviews, elle livre plusieurs points de vue sur les pratiques actuelles fondés sur la relation entre le son, le genre et la technologie. L’auteure relève, entre autres, la question de la représentation de la femme sur les scènes musicales. Depuis le futurisme[ix], les hommes dominent la littérature spécialisée de l’art sonore et les salles de concert[x]. En 2000, selon Kai Fikentscher, l’auteure de You Better Work! Underground Dance Music in New York City[xi], une femme sur dix était DJ. À partir d’une perspective positive, les femmes ont participé aux deux tiers à l’histoire de la technologie, affirme Autumn Stanley[xii], chercheuse dans le domaine des études féministes et de la technologie ainsi qu’auteure de Mothers and Daughters of Invention: Notes for a Revised History of Technology[xiii]. Le paysage tend à s’améliorer ces dernières années. La musicienne Jessica Rylan constate que le nombre de femmes sur la scène noise a augmenté dans les années 2000[xiv].
Jessica Rylan en performance à Pehrspace, Los Angeles, juin 2007. Crédit vidéo : Bob Bellerue.
Christina Kubisch (Bremen, Allemagne 1948-) -- l’une des musiciennes interviewées dans Pink Noises -- Security, « Five Electrical Walks », Groveland, MA, Important Records, IMPREC167, 2007, CD.
La musique intègre aussi le spoken word, poésie vocale affirmée dans la transmission d’idéologies[xv]. L’artiste new-yorkaise Sharon Hays marque les sites urbains, par ses performances et actions in situ, d’un discours jouant avec des thèmes contrastants traitant notamment de l’espace public/privé et de l'espoir/désespoir. Entrelaçant les sujets de l’amour et de la guerre, le projet Revolutionary Love: I am Your Worst Fear, I am Your Best Fantasy [xvi] (2008) rassemble une centaine de personnes issues de diverses communautés (gai, lesbienne, queer et transgenre) qui récitent à voix haute et à l’unisson des lettres d’amour dans le but de dénoncer et de questionner les structures du pouvoir. L’événement s’est déroulé sur différents sites de conventions républicaines et démocrates américaines, sur ces lieux symboles de pouvoir. Pendant la course présidentielle, l’ordre du jour des politicien-ne-s accorde normalement beaucoup d’espace à la guerre au détriment de la reconnaissance des droits des minorités et des personnes jugées marginales[xvii].
Sharon Hayes, Revolutionary Love 2: I am Your Best Fantasy, 2008, Republican National Convention, St. Paul, MN. Photo: Gene Pittman for the Walker Art Center. Courtesy of the artist & Tanya Leighton Gallery. [xvii-
Contrer la répression politique au Mali et la restriction en Iran
En contexte de guerre et/ou d’occupation, la musique peut devenir une formule salutaire, un moyen de répondre à la menace. Le Mali vit depuis 2012 une crise politique : le groupe islamiste MUJAO (Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest) occupe une partie du nord du pays. En août 2012, ceux-ci proclament l'interdiction de diffuser toute musique occidentale sur les radios privées installées dans le nord du Mali et imposent le voile aux femmes[xviii]. Au moment de rédiger ce présent article, cette partie du Mali vit toujours dans la terreur. Motivée par l’inquiétude par rapport à l’identité nationale ébranlée, la chanteuse malienne Fatoumata Diawara réunit trente-sept « musicien-ne-s et chanteur-euse-s malien-ne-s renommé-e-s afin d’enregistrer un clip appelant à la paix à Bamako[xix] ». On y chante : « ... Que se passe-t-il au Mali? Parait-il que nous sommes en train de nous entretuer, de nous trahir, de nous diviser. N’oublions pas que nous sommes tous du même sang... Montrons au monde entier que le Mali est un pays de paix...[xx] ».
L’Iran renferme aussi des restrictions en matière de pratiques artistiques. Avant et après la révolution[xxi] de 1979, la politique gouvernementale a une très grande influence sur l’expression artistique où la culture est sous le contrôle et la domination masculine. Plusieurs lois réglementent la pratique de la musique et interdisent, par exemple, qu’une musicienne-soliste joue devant un auditoire mixte. Wendy S. DeBano, ethnomusicologue spécialisée dans les questions de musique et de genre en Iran, analyse la quatrième édition du Jasmine Festival (2002)[xxii] de Téhéran, événement exclusivement réservé aux musiciennes pour un auditoire féminin. Opéré officiellement sous la République islamique de l’Iran, il devient un outil de propagande gouvernementale. DeBoca s’interroge, entre autres, sur « le visage féminin de la musique en Iran » :
If mixed-gender and male-dominated performance venues are open to mixed-gender audiences, but women's national music festivals are made almost completely invisible and inaudible to male musiciens and audiences, questions arise about the degree to which these venues promote women's full participation in musical life in Iran[xxiii].
Faegheh Atashin (Téhéran, Iran 1950-), aussi connue sous le nom d’artiste Googoosh, est l’une des chanteuses pop les plus renommées d’Iran. Vivant en Iran entre 1979 et 2000, elle a dû cesser sa carrière solo pendant cette période, restreinte sous le joug du régime. Elle vit maintenant en Californie.
Ces études de cas ne représentent qu’un échantillon des musiciennes performant dans des contextes sujets à offrir une critique sociale. Il est acquis depuis toujours que la musique rassemble les gens autour de causes multiples. Au fil des ans, les outils théoriques se sont affinés et maintenant les discours sur la musique engagée prolifèrent jusque sur la place publique. Même si l’Internet, puissant réseau de diffusion, contribue à répandre la musique, se rapproche-t-elle davantage de l’objectif de sensibiliser les populations devant les inégalités et les revendications des féministes, des marginaux, des exclus et des laissés-pour-compte? Certes, un fait reste actuel : la musique n’est jamais neutre.
Sites Web sur la musique et la protestation
Theodor Adorno on Popular Music and Protest
Le projet Another Protest Song
The Guardian Music Weekly Podcast: Protest Songs Special (2011)
Bibliographie
BOHLMAN, Philp V., « Musicology as a Political Act », The Journal of Musicology, vol. 11, no 4, 1993, p. 411-436.
DEBANO, Wendy S., « Enveloping Music in Gender, Nation, and Islam: Women's Music Festivals in Post-Revolutionary Iran », Iranian Studies, vol. 38, no 3, 2005, p. 441-462.
DEBANO, Wendy S., « Music and Society in Iran, a Look at the Past and Present Century », Iranian Studies, vol. 38, no. 3, 2005, p. 367-372.
DROBNICK, Jim, Aural Cultures, Toronto : YYZBOOKS ; Banff, Walter Philips Gallery, The Banff Centre, 2004, 288 p.
KAHN, Douglas, Noise, Water, Meat: A History of Sound in the Arts, Cambridge (MA), The MIT Press, 2001, 472 p.
ROBERTSON, Bronwen, Reverberations of Dissent: Identity and Expression in Iran's Illegal Music Scene, New York, Continuum, 2012, 192 p.
RODGERS, Tara, Pink Noises: Women on Electronic Music and Sound, Durham, Duke University Press, 2010, 336 p.
STANLEY, Autumn, Mothers and Daughters of Invention: Notes for a Revised History of Technology, 1995, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 748 p.
ZIZEK, Slavoj, Looking Awry: An Introduction to Jacques Lacan through Popular Culture, Cambridge (MA), The MIT Press, 1992, 188 p.
Notes
[i] Philp V. Bohlman, « Musicology as a Political Act », The Journal of Musicology, vol. 11, no 4, 1993, p. 417.
[ii] À propos de l’événement, consultez : http://lists.mcgill.ca/scripts/wa.exe?A3=ind1301e&L=graduatelistings&P=1386169&E=1&B=--_000_A11CD08E069D7845B43CA48B47F843831BB86F13exmbx20109campu_&T=text%2Fhtml
[iii] Il exprime son discours dans ces termes: « Musicology has reached a state of political crisis, despite the best efforts of many musicologists to design a field that was immune to the vagaries of politics, ideologies, and the insistence of numerous ». ibid., p. 419.
[iv][iv] Dans ce cas, Bohlman relève spécifiquement des auteures féministes : « Susan McClary, for example, found it necessary to frame an apologia for the benefit of feminists reading Feminine Endings, explaining that musicology had comfortably slept during the period when the most trenchant issues of feminist criticism were shaped into a concerted discourse ». ibid., p. 414.
[v] « These acts of keeping politics out of music, however, do not prevent musicology from being a political act », ibid.
[vi] A priori, Zizek invite à regarder et à réfléchir aux choses en profondeur à travers une approche dynamique en se laissant influencer par la myriade de disciplines autour de nous. Jim Drobnick propose d’adapter ce concept à l’écoute : l’acte d’écouter, d’analyser et de comprendre à travers différentes disciplines. Slavoj Zizek, Looking Awry: An Introduction to Jacques Lacan through Popular Culture, Cambridge (MA), The MIT Press, 1992, 188 p. ; Jim Drobnick, Aural Cultures, Toronto : YYZBOOKS; Banff, Walter Philips Gallery, The Banff Centre, 2004, p. 11.
[vii] Tara Rodgers, Pink Noises: Women on Electronic Music and Sound, Durham, Duke University Press, 2010, 322 p.
[viii] La nouvelle culture audio intègre les pratiques d’artistes sonores, de musiciens et de chercheurs engagés avec les possibilités créatives du son qui ont émergées depuis la moitié du siècle précédant. ibid., p. 4.
[ix] Le futurisme italien (1909-circa 1945), mouvement d'avant-garde surtout connu pour son apport aux arts visuels et à la poésie, est considéré comme l’un des premiers groupes d’artistes en Occident a effectué des recherches sonores. Par exemple, le manifeste L’art des bruits de Luigi Russolo (1913) représente une référence majeure. Néanmoins on leur reproche de propager des idées misogynes, racistes et fascistes. Douglas Kahn, Noise, Water, Meat: A History of Sound in the Arts, Cambridge (MA), The MIT Press, 2001, p. 56-67.
[x] « Origin stories tend to normalize hegemonic cultural pratices that follow, and in electronic music, the beauty celebrated by aestheticians [is] often stained with such things as violence, misogyny, and racism ». Tara Rodgers, ibid, p. 6.
[xi] Ibid., p. 11.
[xii] Ibid., p. 16.
[xiii] Autumn Stanley, Mothers and Daughters of Invention: Notes for a Revised History of Technology, 1995, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 748 p.
[xiv] Tara Rodgers, ibid., p. 155.
[xv] Spoken word : poésie vocale qui s’exécute seule ou accompagnée de musique, incluant le hip-hop, le rap, le slam, tout en ayant des affinités avec le jazz. C’est une forme d’expression qui possède une longue tradition dans l’art de raconter des récits à connotations politiques.
[xvi] Ces performances avaient lieu à Denver le 27 août 2008 et à Minneapolis le 1 septembre 2008 avec le soutien de Creative Time (NewYork), de The Walker Art Center (Minneapolis) et the UnConvention (Denver) : http://www.shaze.info/#
[xvii] Le site Internet du centre d’art Creative Time cerne avec clarté la performance : « Specifically, Hayes is interested in the militaristic aspect of groups that operated at the beginning of the gay rights movement, many of whom assumed aggressive, reactionary stances to culture at large. Where the classic slogan says, ‘Make love not war’, Hayes references the Stonewall-era Gay Liberation movement and their chant, ‘An army of lovers cannot lose’ ». http://creativetime.org/programs/archive/2008/democracy/hayes.php
[xviii] Voir par exemple : http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20120822173629/, http://www.guardian.co.uk/world/2013/jan/16/mali-guide-to-the-conflict et http://www.malijet.com/actualte_dans_les_regions_du_mali/rebellion_au_nord_du_mali/53684-mali-le-mujao-interdit-la-stupidite.html
[xix] Fatoumata Diawara et Voices United for Mali, « Mali-ko » (Peace/La Paix), sous-titres anglais, clip enregistré au studio Bogolan, Bamako, Mali, 2013 : http://www.maliba.com/toutes-categories/video/304-les-artistes-du-mali-chantent-pour-la-paix-voices-united-for-mali-mali-ko-peace-la-paix
Fatoumata Diawara et Voices United for Mali - « Mali-ko » (Peace / La Paix), sous-titres français, 2013 : http://www.youtube.com/watch?v=elwA7SHM8_U
[xx] Ibid.
[xxi] L’année 1979 marque un moment charnière dans l’histoire de l’Iran : le shah d'Iran Mohammad Reza Pahlavi se fait renverser par Rouhollah Mousavi Khomeini qui devient chef d’État en février. La République islamique est adoptée par référendum les 30 et 31 mars, et de facto toutes les institutions et les activités de l'Iran sont gouvernées par la charia. Depuis, le pays suit la même constitution inculquée cette même année. (source : Wikipedia)
[xxii] Le Jasmine Festival a commencé en 1999 et la quatrième édition a eu lieu entre le 31 août et le 6 septembre 2002.
[xxiii] Tirée de la section « Searching for the Feminine Face of Music », Wendy S. DeBano, « Enveloping Music in Gender, Nation, and Islam: Women's Music Festivals in Post-Revolutionary Iran », Iranian Studies, vol. 38, no 3 (Sept., 2005), p. 455.
Esther Bourdages œuvre dans le milieu des arts visuels à titre d’auteure et commissaire. Détentrice d’une maîtrise en histoire de l'art de l'Université de Montréal portant sur le sculpteur suisse Jean Tinguely, elle étudie la sculpture dans le sens élargi (art in situ, installation) en relation avec l’art sonore et les arts numériques. Sous le nom Esther B., elle joue du tourne-disques jouet, manipule des disques vinyles et enregistre des échantillons sonores sur le terrain (field recordings). Elle pratique l’improvisation, action qui lui permet de créer une musique brute, non-linéaire et ponctuée tantôt de citations sonores trafiquées ou de sons abstraits : textures principalement produites par le disque qui a connu certaines opérations d’altération (sablage, découpage, etc.). Elle fait partie du trio de platinistes Vinyl Interventions avec Carrie Gates (Saskatoon, Saskatchewan) et Marinko Jareb (St Catherines, Ontario). Ensemble ils développent depuis 2002 un atelier portant le nom éponyme Vinyl Interventions dans lequel EB y donne la communication The Echo of the Vinyl Record, Between the Sound and the Visual, Between the Past and the Present. De plus, elle organise la série de concerts dédiée aux nouvelles musiques Un microphone dans une tempête de noize depuis 2002. Elle s’implique dans les centres d’artistes et les structures indépendantes depuis plusieurs années, tels que Quartier Éphémère (depuis 1996), Agence Topo, Eastern Bloc et la radio de CKUT.