L'installation interactive It's time , d'Olga Kisseleva et de Sylvain Rénal, traite d'une des questions cruciales de la société postmoderne: l'accélération du temps. Ce changement de perception du temps se produit au niveau collectif et augmente sensiblement le niveau du stress et de la frustration individuelle. En examinant l'état émotionnel et le niveau d'anxiété des visiteurs, le dispositif It's time leur permet d'altérer le cours du temps pendant leur présence à l'intérieur de l'installation. Dans cette perspective, l'installation est composée d'une grande horloge digitale, qui couvre un des murs de la salle, et d'une série de capteurs qui mesurent les pulsions cardiaques des visiteurs. Les données sont ensuite transmises à l'ordinateur qui les convertit en information, ce qui permet ensuite de corriger, en temps réel, le temps affiché par l'horloge.
Mariève Desjardins s'est entretenue avec l'artiste Olga Kisseleva au sujet de l'œuvre It's time .
Mariève Desjardins : Dans quel contexte l'œuvre It's time a-t-elle été élaborée ?
Olga Kisseleva : L'installation It's time a été présentée pour la première fois dans le cadre de la 1re Biennale industrielle de l'art contemporain à Ekaterinbourg, dans l'Oural, en Russie. C'est une ville industrielle où les habitations sont construites autour de nombreuses usines métallurgiques. Jusqu'à l'apparition de la Biennale, la ville a été quasiment dépourvue d'infrastructures culturelles.
Par conséquent, les expositions de la Biennale n'ont pas été situées dans les musées, mais directement dans les usines métallurgiques. Pour It's time , j'ai choisi l'usine Uralmash, connue pour avoir produit les fameux chars soviétiques T34, avant de s'être recyclée dans la fabrication des missiles intercontinentaux.
Le principal élément de l'installation est l'horloge qui se trouve au-dessus de l'entrée principale de l'usine Uralmash. Pendant des années, la sirène d'usine, précisément réglée sur cette horloge, régissait la vie de la cité. C'est avec cette sirène que les ouvriers se levaient le matin, c'est sur son ordre qu'ils se rendaient à l'usine. En temps de guerre, pour une minute de retard, l'ouvrier pouvait être privé de sa ration de pain de la journée.
Nous avons décidé de renverser la situation et de donner aux travailleurs de l'usine une possibilité de régler l'horloge d'après leur propre perception du temps. À cet effet, nous avons équipé d'électrocardiographes les tourniquets des pointeurs qui permettent d'entrer à l'usine. Ces capteurs mesurent les pulsions cardiaques des visiteurs. Les données sont ensuite analysées par l'ordinateur qui, en les convertissant en information, altère, en temps réel, le temps indiqué par l'horloge. Désormais, ce sont les travailleurs qui contrôlent le temps de cette horloge symbolique.
MD : Cette œuvre nous montre qu'en prenant le contrôle du temps via le dispositif interactif, ces travailleurs revendiquent une certaine liberté. Cette notion est-elle une thématique qui fait partie de vos préoccupations, particulièrement dans It's time ?
OK : Notre protocole d'interactivité correspond au principe de l'intelligence collective qui, à la différence du vote démocratique classique, prend en compte non seulement l'avis majoritaire, mais également l'opinion individuelle de chaque participant. Ainsi, un individu est capable d'influer sur le temps, même quand son sentiment est différent de celui de la foule. L'œuvre traite donc la question délicate qu'est la différence entre la démocratie et la liberté.
MD : Parlez-nous de votre collaboration pour la création de ce projet…
OK : Mon coauteur, Sylvain Reynal, est spécialiste de la physique quantique. Dans le registre scientifique, le projet est basé sur la théorie quantique de l'information et sur ses applications telles que la physique statistique et la théorie d'erreur.
MD : Quels ont été les plus grands défis rencontrés dans la création de It's time ?
OK : Cette création a été un vrai travail de laboratoire qui a impliqué, en plus du savoir-faire de l'artiste et du physicien, des connaissances en informatique, en médecine et en philosophie.
MD : Comment cette œuvre s'inscrit-elle dans votre démarche artistique et dans l'ensemble de votre travail ?
OK : L'apparition de cette œuvre est déterminée à la fois par ma méthodologie, par ma thématique, et par mon esthétique. D'un point de vue méthodologique, je procède comme une scientifique. Mon mode opératoire d'artiste s'inscrit dans une démarche scientifique expérimentale. Un décalage, détecté au cours d'un processus ou dans le fonctionnement d'une structure, le mène à formuler une hypothèse, expliquant l'observation en question, et dans la mesure du possible, à proposer une solution à la problématique. Dans ce but, j'identifie les compétences scientifiques nécessaires pour effectuer les études et je pilote une recherche.
Je fais appel aux sciences exactes, à la biologie génétique, à la géophysique, ou bien aux sciences politiques et sociales. Je procède aux expérimentations, calculs et analyses, en respectant strictement les méthodes du domaine scientifique concerné. Mon hypothèse artistique est ainsi vérifiée et approuvée par une méthode strictement scientifique.
Dans chacun de mes projets, à tous les stades de leur développement, depuis l'élaboration du travail (la prise en considération du contexte) jusqu'à la récolte des indices permettant aux propositions esthétiques de voir le jour, se trace une ligne sur laquelle les différents éléments convoqués viennent s'inscrire. Cette manière d'adresse aux lieux et aux personnes accorde à l'artiste une place singulière, dans une forme d'engagement qui consiste à questionner, à affronter ou à tester les éléments constitutifs de la réalité d'une situation. Cet engagement peut emprunter des médiations nombreuses, des supports et des modes de présentations aussi divers que les situations elles-mêmes. Mais il implique toujours, pour le spectateur comme pour l'artiste, la fidélité à un mot d'ordre, la vigilance, et s'en remet à un principe de responsabilité, qui nécessite l'instauration de relations ouvertes entre les différents éléments mis en jeu par les propositions esthétiques.
Propos recueillis par Mariève Desjardins
Biographie
Après des études en Communication à l'UQÀM, en Digital Arts à Thames Valley University (Londres, Angleterre) et en Art contemporain et des nouveaux médias à l'Université Paris 8, Mariève Desjardins poursuit actuellement un doctorat en Sémiologie (UQÀM). Ses recherches portent sur les problématiques liées aux dispositifs d'interactivité dans les œuvres de l'art des nouveaux médias implantées en contexte urbain. Parallèlement, elle a travaillé en vidéo et cinéma en tant que réalisatrice, chargée de production et monteuse, ainsi qu'en agence de presse télévisuelle comme enquêtrice pour des reportages journalistiques diffusés sur les chaînes européennes. Mariève a également oeuvré dans le design et la création Web, qu'elle a enseignés à Maidenhead (Angleterre), à l'ISCOM de Paris et au Studio XX de Montréal, où elle siège au conseil d'administration depuis 2010. Elle a participé à divers projets collectifs d'environnements interactifs et de vidéos.