Le projet Matricules célèbre ses cinq ans : une entrevue avec Stéphanie Lagueux

Onglets principaux

No:

29 « 100% Montréal »

Type de contribution:

Entrevue

Mot-clés:
art

Résumé

(traduit par .dpi)

En mai 2008, le Studio XX, centre d’artistes féministe bilingue en art numérique et médiatique à Montréal, lançait les archives Matricules. L’archive contient des œuvres numériques, des textes, des documents vidéo d’événements et de collaborations d’artistes féministes remontant à la fondation du Studio XX en 1996. Lors d’une entrevue par courriel menée pour Media-N par la rédactrice en chef invitée Stephanie Tripp en mars 2013, Stéphanie Lagueux, directrice de Matricules, discute de la conception, de l’histoire et de l’avenir du projet.

Cet article est publié avec la permission du Journal of the New Media Caucus où il est paru à l’origine en anglais au printemps 2013. Il est à noter que certaines précisions et modifications ont été ajoutées dans les versions française et anglaise afin de bonifier ou de corriger la version originale en anglais.

ST : En premier lieu, pourriez-vous faire le point pour nous sur le projet? Quels documents sont accessibles à travers l’archive aujourd’hui, et de quelle manière la collection continue-t-elle de s’élargir?

SL : Les archives Matricules comprennent plus de 3 400 images, fichiers sonores et vidéo, textes critiques, communiqués de presse et autres documents qui relatent l’ensemble des activités du Studio XX. La plupart des documents et médias sont disponibles sur le site Web et environ 10% sont seulement accessibles au Studio XX, en raison des droits d'auteur ou de la nature du contenu.

Le projet Matricules a pu être réalisé grâce à une subvention unique et non récurrente et, dès le départ, nous avions décidé d'en faire un projet autonome, car nos ressources allaient être limitées. En commençant par l’intégration des archives au site Web du Studio XX et la documentation d’une procédure d'archivage dans le guide complet Matricules, nous sommes parvenues à intégrer le projet à notre fonctionnement régulier. Bien sûr, Matricules ajoute une charge de travail à l'équipe, mais il y a des moments dans l’année où nous sommes moins occupées. Donc nous mettons à jour les archives quand nous pouvons. Nous avons aussi des stagiaires et des bénévoles qui nous aident à le faire.

ST : Matricules diffère de la notion usuelle de l’archive, qui depuis son commencement dans la Grèce antique a été associée à l’autorité patriarcale. Pouvez-vous nous donner davantage d'informations à propos du design et du processus de conception de Matricules comme archive féministe?

SL : J'aimerais souligner que bien que je sois responsable des archives Matricules aujourd'hui, j’ai rejoint une équipe qui avait déjà réfléchi et conceptualisé ce projet. Je tiens à reconnaître leur contribution inestimable en les citant à travers cet entretien. Le projet d'archives a été initialement conçu pour être séparé du site Web, mais je me suis vite rendu compte que ce serait un excellent outil pour le Studio XX. J’ai donc décidé de demander un financement spécifique afin de numériser à la fois les médias et les documents que nous étions en train d’accumuler et de les publier en ligne par le biais d’une interface qui allait devenir notre nouveau site. Puisque je porte un regard plus pratique sur ces documents et leur organisation, je vais laisser la parole aux artistes et aux commissaires sur différents points au cours de cette entrevue, parce qu'elles ont utilisé ces archives pour la recherche et la création. Je pense que cela rend hommage à la nature de notre archive - féministe et ouverte.

Pour revenir à la question, jake moore et Caroline Martel ont conceptualisé le premier projet de recherche et la phase de développement de Matricules avec comme résultat initial un catalogue et une politique d’archivage. Cela a été fait en collaboration avec l’Université Concordia et Kim Sawchuck, professeure et membre fondatrice du Studio XX. jake moore [dans le no. 7 de la revue .dpi] a décrit la nature de nos archives féministes à la fois comme une appropriation de notre histoire et des outils pour la raconter, mais aussi comme le désir d'être ouvert-e-s à de multiples voix en le faisant. Prendre le contrôle afin de le redonner sous forme plurielle et exponentielle.

Le contrôle de son propre récit est essentiel au développement de sa subjectivité. La subjectivité et sa réception/diffusion ont été au cœur des pratiques féministes. La notion de sujet féminin comme multiple et cristallin - incomplet - a contribué à notre compréhension plus complexe de l'être, mais a créé un sujet diaphane et non fixé parfois non perceptible dans les canons culturels existants. Le désir n'est pas de se conformer à ces canons ou de les développer pour s'y insérer, mais de créer de nouveaux outils pour déconstruire l'expérience temporelle vécue. Celle-ci pourra ainsi être recréée dans la tête du sujet contemporain puisque la mémoire est l'architecture qui soutient le soi. En faisant de la sorte, nous faisons ressortir l'absence dans les canons actuels, mais encore plus que cela, nous démontrons leur lisibilité. Ce sont dans les activités d'interprétation de la lecture et de la réécriture que les événements du passé deviennent pertinents dans le présent et dans le futur. [1]

Concrètement, Matricules en français est à la fois un nom masculin et féminin dont la racine provient du latin « matricula » (mère). Au féminin, Matricule signifie « liste de registre » ; les noms des gens qui intègrent une communauté ou un groupe qui sont organisés et classés par numéro d’enregistrement. Au masculin, Matricule renvoie à un numéro d’enregistrement.

ST : En 2006, lorsque Matricules était encore en développement, [jake moore dans le numéro 7 de la revue .dpi] a articulé cet objectif : « Nous devons donner les outils de la narration aux participant-e-s et reconnaître les narrateur-rice-s comme participant-e-s. La tradition orale, même devenue numérique, évoluera avec chaque nouveau récit. » Que pensez-vous de Matricules en tant qu’espace de récit, et de quelles manières avez-vous vu la tradition changer au fil du temps?

SL :  Au départ, nous voulions qu’il soit possible pour les membres du Studio XX de participer en commentant ou en ajoutant des documents, mais nous nous sommes vite rendues compte que nous n'avions pas les ressources humaines pour modérer efficacement. Nous avons donc décidé d'inviter des artistes à parcourir et interpréter les archives, soit par le biais de notre programme de résidences, ou encore à travers des commandes de projets artistiques ou de textes. Nous avons accueilli de nombreux-ses artistes et commissaires au cours des années qui ont cartographié, interprété et remixé les archives.

Les exemples qui suivent illustrent comment les artistes et les commissaires ont utilisé et, par conséquent, modifié les archives.

En 2008, la commissaire invitée jake moore a été conviée afin de réfléchir sur les archives lors de la célébration du 10e anniversaire du Studio XX. Face à l'impossibilité de décrire entièrement quelque chose qui continue d’évoluer, moore a assemblé la xxxboîte, un artefact qui reflète le résidu et les restes des affects et des actions du Studio. [2] Cette collection illustre un centre qui a mûri grâce à l'échange, la diversité et l'énergie, et dont le développement se constitue parallèlement à celui des technologies numériques contemporaines.

xxxboîte, 2008, publication et DVD, design d’URBANINK.

xxxboîte, 2008, publication et DVD, design d’URBANINK.

En [2009], le Studio XX a invité la commissaire Paule Mackrous à explorer les archives Matricules et à nous offrir un « Point de vue » sur ses trouvailles. [ À l’origine, « Point de vue » devait être une série de sélections thématiques faites à partir des archives pour guider les visiteurs ] L’essai  « XX fantastique » est le résultat de son parcours thématique dans les archives Matricules. Cet essai a été mis à jour pour le 15e anniversaire du Studio XX en 2011. Mackrous a aussi produit un essai critique sur les 15 années d'exploration, de recherche et de présentation de l'art médiatique du centre. [3]

Capture d’écran du projet Le XX Fantastique de Paule Mackrous, 2009.

Capture d’écran du projet Le XX Fantastique de Paule Mackrous, 2009.

[En 2010, dans le cadre de la seconde phase du projet Matricules], le projet Radio XX Files, le Studio XX a demandé à trois artistes de créer un podcast thématique à partir des archives de l'émission radio XX Files. [Il s'agit d'une émission hebdomadaire affiliée au Studio XX et diffusée sur les ondes CKUT FM depuis 15 ans]. [4]

Capture d’écran du Projet de sélections thématiques radio XX Files, 2010.

Capture d’écran du Projet de sélections thématiques radio XX Files, 2010.

Britt Wray – XX Files Archives Podcast :

Fouillez les tiroirs en ligne des dossiers XX et vous trouverez, à portée de clic, les émissions mises en ondes des précédentes années. Le mixage – d’éléments d’une collection revisitée et modifiée des dossiers média existant, dans un nouveau format numérique – est le support de choix pour cette baladodiffusion; en créant des liens avec toute une panoplie de discussions enregistrées sur les ondes de CKUT, sur différentes périodes au cours des quatorze dernières années. L’auditeur(trice) se laisse agréablement embarquer dans une grande variété de discussions sur une foule de sujets par des femmes artistes multimédia qui donnent un avis bien tranché allant par exemple de comment perçoivent-elles la technologie dans la pratique artistique ? à comment envisager le corps humain en art techno ? ou encore par quels moyens la grande famille de la radio peut s’avérer être un catalyseur créatif aussi bien ici qu’à l’étranger. Ces montages, collages et gros plans cochléaires donnent à l’auditeur (trice) un bon avant-goût de ce que le projet des dossiers XX a remis en piste et restauré (et plus encore en boîte !) pour les gens désireux d’accéder aux archives Matricules. [5]

Guylaine Bertrand – F.W.W.F.T.SXX Version 3 :

À partir d'une écoute intensive des archives de l'émission de radio XX Files, j'ai sélectionné des mots français et anglais. Puis j'ai mixé, inversé et modifié la vitesse des éléments pour obtenir une composition sonore et un certain rythme. J'ai choisi des mots qui revenaient souvent et qui représentaient bien pour moi le Studio XX : femme, women, Studio XX, technologie, workshops. L'idée de la répétion est toute simple : ces mots qui passent et repassent dans les émissions de radio XX Files agissent comme un lien, le fil qui relie toutes ces années. [6]

Valérie d. Walker – « Voilà ce que ça (me) fait... d’être en ondes, en chair et en os derrière un micro »

[ Instantané sonore du 21 avril 2010. (11 heures 29 du matin – Minuit six selon l’heure de l’Est) des dossiers XX sur la bande FM 90.3 ]

« On bondit ensuite vers un atelier de circuit électronique animé par Darsha Hewitt, en célébrant les signaux électrostatiques avec un circuit électronique crée par un étudiant et offrant une performance sonore de chorale !!! Waouhhhh ! Super ! Quoi, déjà fini ?» [7]

Artistes en résidence et Matricules

Édith Normandeau, artiste en résidence au Studio XX – Audio/dislocation :

Basé sur les archives sonores Matricules (Studio XX), « Audio/dislocation » propose une fragmentation médiatique, immersive, aléatoire et libératrice au parc Lafontaine. Des capteurs liés à la plate-forme Arduino transforment les fichiers sonores en direct avec des aspects environnementaux (luminosité, température, altitude, intensité sonore) du parc. Dans la situation d'écoute, faire demi-tour pour réécouter un extrait sonore est possible à tout moment, une nouvelle direction produit un changement entre les bandes sonores associées à deux points géographiques, vers un arbre, un belvédère ou le long d'un sentier. Les scénarios et les compositions sonores se dévoilent selon le cheminement de l'auditeur, au fil des paysages et du temps vécu. [8]

Taien Ng Chan, artiste en résidence au Studio XX – Essaie - Poetics of the City :

Ma proposition de résidence dans le cadre des archives Matricules implique la recherche de projets du Studio XX qui traitent d'art in situ et/ou de culture urbaine. Les résultats de cette recherche/création seront déterminés par un processus de cartographie à travers les archives, la carte d’un récit possible parmi d’autres.

J'utiliserai le projet Matricules afin de jeter un regard sur l'histoire des femmes et de la technologie dans la ville, et finalement, pour construire un essai-vidéo interactif accessible sur le Web. Essaie présente un point de vue ou carte d'un plus large projet de cartographie psycho-géographique de Montréal, intitulé Poetics of the City. Essaie tentera ainsi de cartographier et localiser une archive. [9]

Salon Femmes br@nchées 91 avec Taien Ng‐Chan, artiste en résidence, 2012. Photo: Stéphanie Lagueux.

ST : Dès le début, Studio XX et le projet Matricules se sont engagés à utiliser des logiciels libres. De toute évidence, plusieurs personnes qui travaillent en art numérique favorisent les logiciels libres pour plusieurs raisons politiques et philosophiques. Mais, n’y aurait-il pas quelque chose à propos des logiciels libres qui se prête particulièrement aux pratiques féministes?

SL : L’approche féministe du Studio XX, basée sur la pluralité de voix, de choix, le partage, la communauté et la création est bien sûr très proche de celle propre aux logiciels libres. Je dois souligner qu’au moment de la conception de Matricules, les logiciels libres étaient moins accessibles, mais nous avons toujours voulu que le projet soit disponible et facile d’accès aux participant-e-s de Matricules et à la communauté au sens large du Studio XX. Nous avons donc persévéré. Nous voulions aussi créer un système personnalisé, avec nos propres catégories, qui allait réellement répondre à nos besoins. Les logiciels libres étaient déjà bien présents au Studio XX à travers des Linux Install Fest et différentes formations. Donc le choix de cette approche était clair. Nous avons aussi travaillé en collaboration avec Koumbit, une organisation à but non lucratif qui aide les organisations sociales et culturelles à utiliser et à naviguer à travers un système de gestion de contenu Drupal. Avec les années, nous avons acquis assez d’expérience et d’expertise pour gérer notre propre serveur Web et les archives qui y sont logées.

ST : La page d’accueil des archives Matricules présente la visualisation de données sous forme de x colorés qui changent au fur et à mesure que l’usager-ère interagit avec la base de données au fil du temps. Pouvez-vous en dire un peu plus sur l’histoire de cette conception interactive et sur la façon dont les motifs qu’elle crée ont émergé et évolués?

SL : jake moore, l’une des conceptrices du projet Matricules avec Caroline Martel, explique l’origine de ce design dans un article de la revue .dpi no 7:

La ligne directrice derrière Matricules était le tissage jacquard puisque sa référence commune aux traditions de la programmation et du textile semblait former union physique et conceptuelle appropriée. Le tissage, tout comme la programmation, est une activité sérielle qui se prête à une compréhension du temps, mais qui permet également la possibilité d’inclure de nouveaux filons afin d’élargir la réceptivité de l'ensembe. Dans le cas d’un vrai tissage, cela pourrait changer la couleur ou la forme du tissu. C’est ce qui se passera avec l’image du Studio XX alors que les participant-e-s et observateur-rice-s ajouteront leurs fils sous la forme de commentaires, d’oeuvres et de codes. Ainsi, le portrait statistique associé aux bases de données devient ainsi une surface mutable et dimensionnelle. De cette manière, l’abstraction apparaît encore une fois plus réelle qu’une marque indicielle idéale. Le fait que le lexique des textiles et le langage de la programmation ont autant de points en commun n’est pas le fruit du hasard. Ainsi progresse la machine à différence ! [10]


Métier Jacquard, 2006, Musée des Arts et Métiers, Wikimedia Commons. Photo : David Monniaux. Permission de l'artiste.

Ce concept a été traduit dans la première version de l’interface en utilisant un tableau présentant différentes tonalités liées à la quantité de documents à travers le temps et selon les catégories d’activité.

Capture d’écran du site Web Matricules, 2008.

Capture d’écran du site Web Matricules, 2008.

Pour la deuxième version du site, nous avons utilisé comme trame visuelle le x, qui réfère évidemment à la fois aux chromosomes féminins, au nom du Studio XX et aux textiles. Ces x sont ainsi regroupés par couleur selon nos catégories d'activités ; par exemple, le mauve représente les Salons femmes branchées et l’orange est lié à l’émission radio XX Files. Ce schéma de couleur représente également l’ensemble de l’identité graphique du Studio XX. Donc, ces zones de couleur sur la page d’accueil des archives représentent la proportion de documents archivés dans la catégorie correspondante. Cette image change au fil du temps, à mesure que sont ajoutés des documents, et offre une représentation visuelle des archives.

Image de Matricules, 2013, générée à partir de la base de données des archives par le module Jacquard pour Drupal développé par Koumbit.

ST : Au cours des cinq premières années de Matricules, qu’avez-vous trouvé de plus surprenant à propos de la façon dont les gens l’utilisent?

SL : Je me rends compte que les gens – même les artistes que l’on accueille - ont besoin d’être guidés à travers les archives Matricules. Nous devons leur offrir des pistes – textuelles, visuelles, événementielles – afin qu’ils puissent réellement entrer dans le site et s’y engager. Malgré la richesse de nos documents, nos commandes d’œuvres et nos résidences d’artistes, nous devons nous avons encore à travailler dur afin de mettre en lumière et de promouvoir la valeur de cette archive unique. Dans cette optique, nous prévoyons une nouvelle mise à jour du site et de l’interface d’ici les deux prochaines, avec par exemple des fonctionnalités qui afficheront dès l’accueil des contenus (images, vidéo) par thématiques, au hasard, les plus récents, les plus appréciés, etc. Nous sommes toujours à la recherche de plus amples contributions et la revue .dpi, actuellement en refonte, viendra sans doute appuyer ce projet en favorisant les échanges  autour des contenus dans nos archives. Avec le recul, je réalise que les délais et détours qu’une petite organisation comme la nôtre doit prendre nous mènent assurément vers les mêmes objectifs, un projet nourrissant l’autre et ainsi de suite.

ST : Après avoir travaillé aussi intimement avec Matricules et ses 17 années de contenu et d’artefacts, quels indices pouvez-vous offrir à quelqu’un qui tenterait de tracer une généalogie de l’art féministe et des nouvelles technologies?

SL : Je pense que retracer les contributions des femmes à l’art technologique nécessite des détours. Le chemin n’est pas toujours si évident, et parfois des tangentes nous mènent au moins spectaculaire, à l’anecdotique, aux accomplissements presque oubliés qui, une fois assemblés dans une même grande trame comme Matricules, révèlent des thèmes, des méthodes et des pratiques féministes, ou à tout le moins, des femmes qui pratiquent. Ces thèmes, idées, artistes, peuvent inspirer et propulser d’autres femmes dans de nouvelles directions à travers leur travail. La mise en œuvre de Matricules relève d’un effort collectif et j’aimerais conclure en citant Paule Mackrous, notre commissaire invitée, qui a exploré en détail les archives dans son parcours Le XX Fantastique  et qui a écrit l’essai éclairant « Une clé pour trois histoires » :

Il y a trois ans, on m’a proposé de créer un parcours thématique dans Matricules, les archives multimédias du Studio XX. J’ai alors entrepris des fouilles archéologiques parmi des centaines de textes, d’images, de vidéos et de fichiers sonores. J’ai réalisé que la démystification des technologies avait permis aux femmes de créer des œuvres dont l’expérience était, de manière récurrente, celle du fantastique en arts visuels. C’est ainsi qu’est née la première version du projet Point de vue intitulé Le XX fantastique. Il s’agit d’une histoire anachronique réunissant des œuvres,  des conférences et des événements dans lesquels on rencontre des figures mythiques, des fantômes, des survivances, de l’animisme, des métamorphoses et des indéterminations.

Peu avant son quinzième anniversaire, le Studio XX m’a de nouveau invitée afin de créer la deuxième phase du projet Point de vue, incluant ses trois dernières années d’activité. En reprenant les excavations dans les archives Matricules, j’ai constaté que le fantastique demeurait un thème privilégié pour explorer le rapport qu’entretiennent les femmes du milieu de l’art avec les technologies récentes. Il fait apparaître le lien, invisible, mais tellement fort, unissant les trois notions phares du Studio XX : arts, femmes et technologies.

Le fantastique est avant tout une manière vivante et engagée de se créer une histoire. Le XX Fantastique invite ainsi la lectrice à se laisser guider par les fragments d’archives qui l’attirent, l’intriguent ou la questionnent, sans se soucier d’une chronologie.

Une histoire ouverte

Doctorante et universitaire aguerrie, je me suis toujours sentie maladroite de parler de féminisme. Je n’ai pas lu les grands textes. Je ne connais pas les grands courants de pensée ni les théories. La première fois que je suis entrée au Studio XX, je participais à une réunion du comité de rédaction de la revue .dpi. Alors que j’étudiais à plein temps les arts technologiques, ma pauvre connaissance du champ théorique féministe me rendait nerveuse. J’oubliais, comme trop de femmes, qu’être une femme qui réfléchit à sa situation dans le monde dans lequel elle vit, tel qu’elle le connaît, était largement suffisant. Le message que j’ai reçu du Studio XX était que si j’avais envie d’être là, j’avais ma place.

Au fil des années et activités au Studio XX, j’ai découvert un féminisme ouvert à la multitude de points de vue, un féminisme qui ne s’attache pas résolument à un courant de pensée ou à une définition unique. C’est aussi un féminisme qui ne s’alimente pas d’une dichotomie entre les genres, mais qui mise sur la création de lieux réels et imaginaires où les femmes peuvent exercer leur créativité et leur pensée. Je me souviens que nous étions toutes des femmes bien différentes autour de la table de réunion pour .dpi. Cette différence ne devait pas s’atténuer, car elle était non seulement productive, mais aussi nécessaire pour faire évoluer la revue. La souplesse dont fait preuve le Studio XX lorsqu’il s’agit d’inventer son futur selon la singularité de ses membres dénote une grande ouverture. Il en est de même de sa disposition à réinventer son passé, comme en témoigne le projet Point de vue pour lequel on a donné libre cours à ma sensibilité et à mon imagination.

Cette ouverture envers l’histoire passé et celle à venir n’est pas anodine : elle est primordiale. Ce qui importe, pour les femmes et le féminisme, n’est pas de vivre et revivre l’histoire indéfiniment, mais de l’utiliser comme tremplin. À travers les traces laissées derrière des actions, de nouvelles actions doivent apparaître et engendrer de nouvelles traces. Un tel féminisme s’envisage moins comme une lutte contre le passé qu’une envie ardente et enthousiaste de créer des objets d’art, des théories, des espaces sociaux. Par ailleurs, les engagements constants du Studio XX en ce qui a trait aux idéologies ouvertes, c’est-à-dire, aux logiciels libres, à la démocratie numérique et au travail collaboratif, dépassent les préoccupations féministes. Ce sont des enjeux fondamentaux pour tout le monde à l’heure actuelle. [11]


Capture d’écran de “Une clé pour trois histoires” par Paule Mackrous, 2011.

Capture d’écran de la version actualisée du XX fantastique de Paule Mackrous, 2011.


Notes

[Version originale anglaise de cette entrevue : Stéphanie Tripp, “The Matricules Project Celebrates Five Years: An Interview with Stéphanie Lagueux” Media-N, Journal of the New Media Caucus, (Printemps 2013: V.00 N.01, consulté en février 2014).]




[2] “XXXboîte,” sur le site web du Studio XX, consulté en février 2014, http://www.studioxx.org/xxxboite.

[3] “XX Fantastique,” dans les archives Matricules du Studio XX, consulté en février 2014, http://www.studioxx.org/matricule/2009prs51271c.

[4] “Sélection thématiques XX Files Radio” sur le site web du Studio XX, consulté en février 2014, http://www.studioxx.org/xxfiles/selection.

[5] Britt Wray, “XX Files Archives Podcast,” sur le site web du Studio XX, consulté en février 2014, http://www.studioxx.org/matricule/2010prs31207o-0.

[6] Guylaine Bertrand, “F.W.W.F.T.SXX Version3,” sur le site web du Studio XX, consulté en février 2014, http://www.studioxx.org/matricule/2010prs31206o.

[7] Valérie d. Walker, “This is how it feels . . . (to be Alive on the radio),” sur le site web du Studio XX, consulté en février 2014, http://www.studioxx.org/en/matricule/2010prs31208o.

[8] Edith Normandeau, “Audio/dislocation,” sur le site web du Studio XX, consulté en février 2014, http://www.studioxx.org/res/edith-normandeau-audiodislocation. Extrait sonore dans les archives Matricules : http://www.studioxx.org/matricule/2011res51267o

[9] Taien Ng Chan, “Poetics of the City,” sur le site web du Studio XX, consulté en février 2014, http://www.studioxx.org/res/taien-ng-chan-essaie-poetics-city

[10] jake moore, “Brief: Matricules (parts 1 and 2).”

[11] Paule Mackrous, “Une clé pour trois histoires”, texte extrait de l’artefact 15e anniversaire, une clé USB produite à l’occasion du 15e anniversaire du Studio XX en guise de levée de fonds, en vente sur le site du Studio XX. Détails sur le site du Studio XX et dans les archives Matricules http://www.studioxx.org/matricule/2011pub51272o.

 

Stephanie Tripp is a digital media scholar and artist, and an assistant professor of communication at The University of Tampa. Her work investigates the specificity of place and its role in community identity, collective memory, and knowledge legitimation, as well as emerging technologies and participatory media practices. http://stephanietripp.org