24 Fashion / Textile / Technology
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Image : Natacha Roussel
Abstract
Le choix du vêtement entre corps et société comme support technologique pour mettre en œuvre un rapport de présence.
À la limite ; protégeant et exhibant, enjeu des relations sociales, le vêtement a été utilisé dans la création contemporaine à la fois pour ses possibilités expressives et pour ses qualités intrinsèques qui relèvent de l'intimité. Par sa texture, sa nature protectrice, ou non, et ses qualités physiques, il sert l'individu, dans son processus intérieur d'organisation de la perception, autant que dans la dénomination et l'identification des rôles sociaux. Alors qu'on peut dorénavant intégrer des éléments d'électronique au textile, il se transforme en extension de communication. C'est en prenant compte l'ensemble de ces possibilités que je l'envisagerais comme instrument de la collectivité.
Video : Natacha Roussel
Instrument privilégié d'une individualité qui s'exprime dans sa relation à autrui, il est aussi celui de la sensation, on peut lui associer de multiples capteurs qui permettent d'enregistrer toutes sortes d'informations sensorielles.
L'hybridité particulière du vêtement et des outils de communication met en jeu à la fois la présence du corps et son absence lors de l'envoi d'information aux autres, distants. Son utilisation permet de recentrer la question des usages. Il s'agit de prendre en compte à la fois la technologie de communication et la qualité textile et de comprendre dans quelle mesure les technologies (textile et électronique) rentrent en contact avec la sphère de perception.
Il ne faut pas ici nous attacher à la nature du message, mais aux modalités de sa transmission, ce qui permet de réévaluer le potentiel participatif du vêtement, en questionnant entre autres la nouvelle place du corps dans les échanges interpersonnels. Il s'avère que l'utilisation des textiles électroniques dans d e tels échanges renvoie les usages contemporains de telles technologies vers le domaine des questionnements sociologiques : si le vêtement peut être le moyen d'une affirmation identitaire, il a également des fonctions d'identification (par exemple : l'uniforme). Dans ses fonctions collectives de catégorisation il est un support réversible à la fois instrument de contrôle et moyen identitaire de « reliance », c'est à dire utilisant ses propriétés plastiques, qui incluent dorénavant l'intégration de l'électronique pour devenir un moyen relationnel, personnel, haptique, ouvert et expressif.
C'est fortes de cette évolution que les technologies qui sont aujourd'hui associées au vêtement s'attachent au corps, tentent d'en qualifier le mouvement et les pulsations par l'usage d'une série de capteurs, tout en prenant en compte l'ergonomie quotidienne. Par ailleurs appelant à un usage immédiat, les textiles interactifs s'accrochent entre deux mondes faisant exister une communication entre nos gestes discrets : notre présence biologique et la quotidienneté de nos implications sociales, passage entre deux univers à l'image de notre état contemporain. Ces instruments sont si proches de notre corps qu'ils appellent de nouveau usages corporels orientés vers la communication ; et plus spécifiquement, ils ont la particularité de permettre d'extérioriser un état physiologique, une fonction que l'on peut qualifier de « reliance » en ce qu'elle est avant tout associée à la physiologie spécifique à l'individu et non catégorielle.
Ce métissage entre intimité et communication fait de ces technologies textiles un objet de fascination, produit direct de la mutation de la définition de nos barrières corporelles. Les œuvres contemporaines touchant à cette question sont nombreuses et constituent le point de départ essentiel d'une analyse de l'intégration des technologies au vêtement, nous le verrons plus loin.
D'abord, il faut noter que les fonctionnalités nouvelles du vêtement technologique sont réduites ; il capture des informations physiologiques, environnementales , les transmet, réagit à son environnement en modifiant sa forme, se gonflant ou s'illuminant , ou encore changeant de couleur , parfois il sert également d'interface vers des médias . Hors de la recherche de pointe médicale et militaire, i l ne s'agit pas pour l'instant d'un nouvel outil qui transformerait fondamentalement nos usages, mais bien de l'instrument d'une expressivité constitutive de la subjectivité contemporaine : un objet. Si la question de l'outil est fondamentale et constitutionnelle de l'humain, celle de l'objet est habituellement considérée comme un fait social et n'est pas abordée du point de vue de sa corporé ï té, ou au regard de ses implications perceptuelles. L'imbrication transversale de l'objet technologique au cœur de questionnements contemporains signe le silence porté sur nos liens primitifs avec la physiologie de l'objet. Michel Serres nous dit : « (…) ne rien trouver dans les livres qui dise l'expérience primitive au cours de laquelle l'objet constitua le sujet hominien 1, puisque les livres s'écrivent pour recouvrir d'oubli cet empire-là, ou en condamner la porte, que les discours chassent de leur bruit ce qui se passa dans ce silence. » 2.
Bruno Latour quant à lui parle des états non stabilisés de l'objet en cours de construction ontologique. Latour et Callon 3 ont précisément défini dans la théorie de l'acteur-réseau, les qualifications nécessaires pour penser un réseau intégrant humain et non humain, et prenant en compte , à cet , effet différents processus de transcription et de traduction. La question perceptuelle est dès lors également à considérer , de ce point de vue , comme constitutive de notre lien social. Il s'agit bien de comprendre combien la nouvelle intégration de ces technologies de la perception à notre quotidien constitue une mutation physiologique transformant notre rapport intime et personnel à l'autre. Nous nous apercevons que du fait de l'intégration de systèmes de communication à proximité immédiate de notre corps, la présence matérielle d'éléments informationnels traçables dans notre espace primordial personnel est une intrusion directe d'un système social dans un espace autrement archaïque, personnel et intime.
Les fantasmes de contrôle, de domestication et de maîtrise du corps de l'autre que l'on retrouve de façon continue dans l'univers de la mode, ont déjà été repris de façon explicite par Jana Sterback , particulièrement dans : « remote control II » (1989) qui met en scène la passivité féminine engoncée dans un vêtement contrôlé à distance. Mais alors que la technologie vient au plus proche du corps, elle rentre en symbiose avec nos gestes quotidiens . À ce moment, les objets et les procédures de communication remettent à chaque fois plus en cause ce que nous comprenons comme notre subjectivité.
Il en découle 2 questions.
Premièrement : quel potentiel d'action doit être alloué à l'objet technologique ?
Puis : quelles transformations des images du sujet peuvent être détectées dès aujourd'hui ?
Alors que les objets influencent leur environnement sous une forme puis sous une autre. Leur émergence même est à la fois cause et conséquence de cette existence qu'on pourrait qualifier de bilingue, et qui se traduit dans plusieurs domaines d'accomplissement : le domaine physique et celui de l'information ; ayant une influence sur l'un puis sur l'autre , dans une oscillation précédant l'intégration sociale de l'objet.
Cette vision est active parce que ce processus prend place au cours de l'appropriation des technologies par les utilisateurs, alors que différents domaines s'approprient l'objet technologique. Ils en forment les usages tout en amenant de nouvelles connaissances à leur propre domaine de recherche. C'est le processus d'appropriation par nature participatif qui détermine l'existence même de l'objet.
Nous avons envisagé ces problématiques avec experientiae electricae 4 en présentant dans l'espace public une série de 10 costumes communicants réagissant au rythme de la marche de leurs utilisateurs : Interac Wearing . De ces expériences, nous avons tiré des cartographies variables et abstraites qui sont à l'image d es échanges humains en constante transformation . Elle s ne cherchent pas à fixer une information, mais simplement à représenter ce que peut être un système de relation basé sur un échange physiologique. Ces cartographies sont un support à un travail médiatique documentant de façon graphique les échanges d'un groupe d'individus marchant dans l'espace public.
Il s'agit de partir d'un élément primordial : la marche, dont l'intensité a été considérée au long de l'histoire de l'art , que ce soit par les philosophes grecs ou par Thoreau 5, pour en évaluer la présence multiple.
Afin de considérer chaque personne individuellement au sein d'un ensemble qualifié par l'uniformité du vêtement, nous nous appuyons sur l'intégration de systèmes de communication et de capteurs à chaque vêtement, permettant la création d'une bulle immersive et pourtant en communication avec l'extérieur. Chaque rythme de marche est mis en valeur individuellement au cœur du groupe formant un ensemble visuel distribué. À l'inverse de l'uniformisation proposée par les interfaces standardisées des différents systèmes d'expression de nos réseaux sociaux contemporains (que l'on qualifie pourtant d'individualisé s ), nous choisissons par cette démarche de mettre en exergue une appartenance commune des participants à un environnement global qui intègre les différents rythmes personnels, en recentrant les enjeux de l'interaction sur l'intimité propre à chacun. Le but de cette approche est de s'intéresser aux échanges interpersonnels qui prennent en compte la portée individuelle des signes de notre présence.
Ainsi perçu Interac wearing est un objet technologique composé d'éléments sensoriels qui sont à considérer sous les aspects de leur intégration au groupe comme une technologie mobile associée au corps même, exacerbant les codes et les qualificatifs de l'intimité. Le choix d'adresser les enjeux des possibles modifications de la barrière ontologique de notre intimité au sein d'une proposition collective doit être compris comme un projet politique, par lequel nous affirmons la nature essentielle de la prise en compte de la corporé ï té dans les systèmes d'interaction contemporains.
Si dans ce monde submergé par l'excès de visuels il est devenu dérisoire de partir des faits, des choses, des événements dans le but de les ériger en monuments, il semble qu' s'agi sse désormais de comprendre la manière dont s'agencent objets et humains, et de mettre en place des modalités d'expression qui permettent d'aborder les questions de manière vivante par un système participatif. C'est ainsi que s'impose la voie contraire au monument, celle qui tente d'isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relations, de constituer en ensembles, c'est-à-dire de « donner statut et élaboration à cette masse documentaire » nous dit Michel Foucaul 6 en présentant l'acte d'organisation de l'information comme l'acte politique par excellence. Partir de l'information telle qu'elle est générée par des individus en action et transformer ces « documents en monuments 7 » est une approche archéologique des documents de la société hypermoderne qui s'éloigne d'une image documentaire fixe. Il s'agit plutôt d'une cartographie dynamique.
Associé quotidiennement à de tels moyens, le corps n'est pas obsolète, il est un centre d'indétermination au potentiel participatif, corps social, corps multiple, corps partagé, corps contrôlé ; Il s'agit de penser la manière dont peuvent être retracés les instants : ces perceptions humaines, distantes. D e la limite corporelle vers les multitudes ; la perception de l'étendue par l'interaction des multiples corps.
En réponse à l'ensemble de ces sujets, d'autres questions se posent. Comment faire ? Quelles informations ? Quels moyens ?
Si la logique de l'œuvre dominée par la rationalité économique anéantit le dialogue véritable, et que l'industrie culturelle se distingue aussi en confectionnant des produits pour la consommation, au contraire, nous faisons le choix de prôner une expérimentation technologique en espace public comme l'ont fait également d'autres projets : parmi eux les marches organisées au sein du projet Routes et Routines ou des passants étaient équipés de kits électroniques leur permettant de découvrir autrement leur environnement (réagissant à la présence d'ondes radio) ou d'agir dessus (TV B Gone) 8. De telles interventions visent avant tout à ré-instaurer un dialogue sur les évolutions technologiques courantes ; celles qui sont amenées à provoquer des transformations sociales importantes à l'avenir. Notre manière d'envisager la communication et la notion d'intimité sont des questions soulevées par la façon dont nous envisageons le futur de nos productions technologiques et vestimentaires avec leurs corollaires, la production et le recyclage des déchets. Il s'agit donc de poser la question de l'individu au cœur d'un système collectif, en prenant en compte la matérialité des impacts perceptuels des technologies dans nos systèmes relationnels tant dans leur réalité traçable, que par l'élaboration et la documentation d'objets sociaux expérimentés en espace public.
Bibliography
1 Michel Serres qualifie par son affiliation biologique notre nature humaine
2 Michel Serres, le tiers instruit 1987, cité par Bruno Latour en tête de l'ouvrage Bruno Latour, Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique , Paris, La Découverte, 1991.
3 Michel Callon (dir.) La Science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques , Paris, La Découverte ; 1989. Présentation en ligne
4 Interac Wearing est un projet mené par l'association experientiae electricae sous la direction de Natacha Rousel entre 2008 et 2010 proposant aux passants d'essayer des costumes communicants leurs rythmes de marche http://www.dailymotion.com/video/xaq98z_interac-wearing-par-experientiae-el_creation?search_algo=1
5 Henry David Thoreau, Walking, 1862, publié dans le cadre du projet Gutenberg: http://www.gutenberg.org/catalog/world/readfile?fk_files=1897874
6 Michel Foucault, L' archéologie du savoir , Gallimard 1969,p.14 , p.21
7 Ibid, p.7
8 Ce projet est mené par l'asbl bruxelloise Constant, par Peter Westenberg, Wendy Van Wynseberghe équipait les passants de kits electroniques http://www.constantvzw.org/site/-Routes-Routines,5-.ht
Natacha Roussel à la suite de ce projet mené avec Experientiae electricae poursuit actuellement une recherche de doctorat à l'université Paris 1 sous la direction de Olga Kisseleva (cette recherche a été commencée à l'université de Plymouth, CAIIA, Planetary Collegium). Elle envisage les modalités collectives des transformations de perception dans les installations contemporaines.
Cette recherche a été l'occasion de plusieurs articles, Consciousness reframed IX, procedings Springer (Wien) 2009 Homo ludensludens, Laboral (Gijon) 2009.
Le projet Interac Wearing a été présenté dans une multiplicité de contextes en espace public ou lors de différentes foires festival, en pleine campagne, mettant en jeu à chaque fois une nouvelle approche de ce lien perceptuel, et fait l'objet de plusieurs articles de presse.