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No:

28 Cultures genrées sur Internet

Type de contribution:

Éditorial

Cela faisait un moment que je ne m’étais pas posée la dite question par excellence : « est-ce de l'art? » Peut-être parce que je n'ai jamais été émotionnellement attachée à elle. Peut-être aussi parce que j'ai rarement trouvé qu’il s’agissait d’une question productive ou efficace. Pourquoi se demander « est-ce de l'art? » En fait qui pose la question et à quelle fin? Depuis déjà longtemps maintenant, je fonctionne avec une définition principale de l'art : l'art comme un mode de faire-être-penser. En d'autres termes, c'est à l'artiste (ou à l'auteur-être-penseur) de décider. Ça ne pourrait pas être plus près de la base que ça. Cette définition coexiste évidemment avec d'autres, dont l’une très influente qui part du haut vers le bas : l’art en tant qu’institution. Ces concepts interagissent de façons particulières dans le monde des centres d'artistes, du moins à Montréal à ce que je sache. Le processus d'institutionnalisation des centres d'artistes autogérés est réel, justement parce qu’il n'est pas souvent abordé directement ou parce qu’il semble être rarement un problème. En d'autres mots, l'institutionnalisation se produit lorsqu’il y a un manque d’autoréflexivité spécifiquement en termes de dynamiques de pouvoir (en effet, il existe une panoplie de processus autoréflexif appliqués dans plusieurs domaines du monde de l'art!). Je crois que le travail d’édition du numéro actuel de .dpi révèle cette dynamique.

Dirigé par la coordonnatrice invitée et artiste des nouveaux médias, Jennifer Chan, le dossier « Cultures genrées sur Internet » présente des artistes du net art, dans un esprit d'analyse critique, qui utilisent ce qu’Internet est devenu aujourd'hui : un Internet plus structuré que jamais par les médias et réseaux sociaux, un espace d'émergence d'un autre biopouvoir, ou encore une configuration différente de surveillance, de l'anonymat et de la subjectivité et de la soumission en réseau. Ces pratiques mettent potentiellement au défi certaines (pré)conceptions à propos du statut de l'art -- peut-être comme le net art (et le net.art) l’a fait il y a une vingtaine d'années. Au cours de l’élaboration du présent numéro, la question « est-ce de l'art? » s’est manifestée à quelques reprises.

À notre époque néolibérale et avec l’ascension du pouvoir symbolique, les travailleur-euse-s culturel-le-s précaires, qui se sentent souvent impuissant-e-s, peuvent ironiquement se trouver dans une position de gardien -- des personnes qui peuvent poser la question « est-ce de l'art? » et avoir un réel impact sur ce qui s’ensuit. Il s’agit ici d’une observation importante parce que, simplement, nous devons savoir la raison pour laquelle nous luttons. Lorsque les espaces et les plateformes sont forgés à partir d'une certaine lutte, leur raison d'être est claire mais, avec le temps, toutes sortes de forces (que je nommerais personnellement le « capitalisme ») sèment la confusion. Et si nous devons soutenir nos pratiques essentiellement en vivant d'amour et d'eau fraîche, il serait plus stratégique de ne pas nous tirer dans le pied en ne faisant pas attention à quelles voix sont privilégiées ou écartées.

Une partie de ce travail correspond également à porter une attention à notre position dans le temps. Les pratiques, qui ont pu se développer avec le soutien des centres d'artistes autogérés il y a des décennies, ont seulement été intégrées récemment par l'histoire de l'art (comme le net art) et les musées (avec l'art sonore), et ce, dans le contexte plus large de « l'art contemporain », qui demeure lui-même encore obscure pour une majorité de personnes dans le monde. En revanche, ces moments de friction entre les générations et/ou les pratiques sont stimulants, car ils enclenchent certains défis intéressants. L'on peut penser à l'élaboration de nouveaux vocabulaires, de modes d'engagement ou de re-conceptualisation de notions existantes (ici je pense en particulier à la performance et à l'art relationnel par rapport aux nouvelles pratiques artistiques de net art).

En termes de stratégies, la nouvelle version de .dpi (dont le numéro actuel en est la deuxième parution) est structurée de manière à diversifier les voix. Tout d'abord, son comité de rédaction se compose de personnes aux parcours et aux compétences très différentes. Ensuite, cette diversité prend forme à même la structure de ses parutions : chaque année, nous publierons un numéro dirigé par un-e artiste invité-e, un second par une personne dont la pratique est autre (universitaire, activiste, etc.) et un troisième par le comité de rédaction qui mettra l'accent sur les scènes locales. De plus, le 28e numéro inaugure une collaboration avec le centre d’artistes Vidéographe sous la forme d’une chronique mettant en valeur leur collection Vithèque.

Cela dit, envisagez offrir votre soutien à .dpi, une revue féministe bien unique d'art et de culture numérique! Malgré les efforts de réorganisation déployés en début d’année, la publication a vu sa principale source de financement (qui lui permettait de payer les artistes, auteurs et traducteur-rice-s) coupée. Dans le cadre de la levée de fonds et du lancement du 28e numéro, Jennifer Chan agit également à titre de commissaire de l'exposition de gif en ligne « Crazy, Sexy, Cool » avec le soutien de 25 artistes internationaux de net art, dont certains participent à ce numéro. À cet égard, je tiens à remercier tous ceux et celles qui ont redoublé leur travail bénévole afin de concrétiser ce numéro, et qui ont aidé à la campagne de financement, en particulier Kate Benedict, stagiaire du Studio XX, et Martine Frossard, qui a conçu les premiers sacs fourre-tout de .dpi! Au nom de l'équipe, je tiens également à souhaiter la bienvenue aux nouvelles blogueuses de .dpi -- Caroline Blais, Paule Mackrous, Claire Ellen Paquet et Koby Rogers Hall -- dont les intérêts et les styles s’avèrent tout aussi diversifiés. J'espère que l’ensemble représente également une occasion de bâtir une communauté et de clarifier la raison pour laquelle nous luttons.

Sophie Le-Phat Ho
en collaboration avec le comité de rédaction de .dpi

Traduction d'Esther Bourdages

 

Image : "They told me I could be anything I wanted so I became art", Knowyourmeme, Last modified 2012. (Accessed December 6, 2013)