Au nom d’un mutisme perçant

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28 Cultures genrées sur Internet

Type de contribution:

Court essai

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Résumé

Cet article est l’occasion de revenir sur le contexte culturel iranien régulièrement cité dans
 
les médias. Partant de ce constat, la position de l’artiste Shirin Neshat paraît assez bien 
 
justifiée pour condenser un état politique actuel qui censure la scène culturelle tout en exilant 
 
ceux qui tirent leur substance créatrice de ces mêmes racines. À cela s’ajoute le statut 
 
négligé de la femme que célèbre Shirin Neshat en lui attribuant la tribune qu’elle n’a pas.
Le milieu international de l’art a démontré, au cours de l’année 2014, un attrait pour la culture 
 
iranienne, celle­ci apparaissant comme un territoire artistique à historiciser et à 
 
institutionnaliser. Deux expositions lui étaient consacrées : Unedited History au Musée d’art 
 
moderne de Paris et Iran Modern à la Asia Society de New York. Plus près de nous, la 
 
Biennale de Montréal, qui s’est terminée en janvier 2015, présentait le dernier court­métrage 
 
Illusion & Mirrors (2013) de Shirin Neshat (1957­ ), artiste américaine d’origine iranienne et 
 
de carrière internationale, dans l’une des salles du Musée des beaux­arts de Montréal. Lors 
 
d’une conférence animée par Sylvie Fortin, la commissaire de la dernière Biennale de 
 
Montréal, Shirin Neshat révélait son parcours à la lumière de ses intentions sociopolitiques. 
 
L’artiste expliquait la façon dont son engagement politique se traduit dans sa démarche 
 
artistique avec des œuvres ancrées dans le domaine religieux (Women of Allah), social 
 
(Turbulent) et onirique (Illusions & Mirrors). Après un retour dans son pays d’origine en 
 
1989, Neshat a été envahie par une impression de redécouverte et s’est engagée à transmettre 
 
un discours visuel sur le féminisme en Iran. Par le biais de la série photographique Women of 
 
Allah (1993 ­ 1997), l’artiste a pu se hisser sur la scène artistique internationale et initié un 
 
parcours artistique avec un sentiment personnel.
 
Le court­métrage muet et filmé en noir et blanc, Illusions & Mirrors, met en scène la célèbre 
 
actrice américaine d’origine israélienne, Nathalie Portman, naviguant dans un espace fictif et 
 
inconscient à la poursuite d’une ombre masculine. Dans ce film, le motif du couple 
 
antagoniste homme/femme, n’occupe pas le même espace, et fait écho à l’installation vidéo 
 
Turbulent, présentée sur deux écrans et réalisée en 1998, dans laquelle le mutisme de la 
 
femme est métaphoriquement imagé et non seulement utilisé par souci technique et 
 
esthétique. Le titre de cette oeuvre renvoie à une problématique révolutionnaire d’agitement 
 
qui cherche à extraire la femme de sa situation d’enfermement. Celle­ci figure comme un 
 
motif emprisonné dans sa volonté d’obtenir son indépendance et de libérer sa parole. Ce désir 
 
de libération tant scandé par les féministes se réfère au genre défini par le sexe comme une 
 
construction naturalisée du pouvoir hiérarchisé entre l’homme et la femme déterminant par la 
 
suite la construction sociale en partage sexué. Pour appuyer ce propos, Neshat a choisi de 
 
dresser deux écrans côte à côte sur lesquels sont diffusées deux vidéos, l’une laissant voir un 
 
homme et l’autre une femme. En partageant l’espace de la représentation du genre de cette 
 
manière, l’artiste matérialise la question du genre comme une scission, qui renvoie à la 
 
croyance que la femme doit être pensée comme l’inverse inférieur de l’homme ou encore 
 
comme sa partie complémentaire négative, dépendante et impuissante. 
 
Cette allégorie de la domination se manifeste d’un côté par l’émergence d’un homme qui fait 
 
face à une salle remplie de spectateurs, et de l’autre côté par une femme qui se retrouve seule 
 
devant un auditoire inexistant. La musique dans cette oeuvre sert de prétexte pour diffuser un 
 
message politique faussement naïf. D’abord, l’on observe un performeur masculin qui 
 
interprète des chants d’amour nobles. Par la suite, une femme donne à entendre des vocalises 
 
hypnotiques. Nous comprenons instinctivement le message que veut transmettre Shirin 
 
Neshat : l’être masculin détient le monopole des mots, de la langue, de l’expression 
 
consciente et légitime tandis que la femme doit se contenter de produire des bruits insensés. 
 
Puisque la parole lui est interdite, cette prestation vient la reléguer à un statut primaire, à un 
 
mutisme sauvage, à des sons sans signification. Le spectateur, installé au cœur de ce 
 
dispositif, imagine que l’oeuvre est construite en synchronisation, que le performeur, une fois 
 
son chant terminé, écoutera à son tour la femme sur scène. Mais en fait, ces deux espaces dans 
 
la vidéo défient nos attentes. Ils se déploient en opposition, dans deux espaces temps 
 
différents et fictifs, sans qu’il n’y ait de lien entre eux. Défiant nos attentes, le concert n’est 
 
pas couplé où l’un prendrait fin pour que nous puissions entendre 
 
l’autre. 
 
photo 2 : affiche de Bahman Ghobadi, No One Knows About Persian Cats,  film cinématographique, 2009, 101 min., film 35 mm.
 
persian­cats/
 
En effet, depuis la Révolution islamique de 1979 en Iran, une femme ne peut plus chanter 
 
seule face à un public mixte, encore moins exclusivement masculin. La Gashte Ershad, la 
 
police iranienne des mœurs qui été mise en place par le gouvernement islamique, s’assure que 
 
les préceptes religieux et les habitudes de la population iranienne soient respectés. La 
 
politique contrôle les comportements sociaux et l’expression culturelle. Ceci engendre 
 
naturellement l’émergence d’une scène artistique souterraine qui doit être stratège, discrète et 
 
inventive pour contrer une censure omniprésente. Il est d’ailleurs intéressant de se pencher 
 
brièvement sur l’art produit sous cette autorité politico­religieuse. 
 
En Iran, la plupart des artistes se voient dans l’obligation de s’exiler pour s’exprimer. Ils sont 
 
contraints de quitter un pays qui les a éduqué et qui a paradoxalement éveillé leur sensibilité. 
 
Parmi eux figure le groupe de musique The Yellow Dogs qui était considéré par le Vezarat 
 
Fahrang va Ershad é Islami ­ le ministère de la culture et de l’orientation islamique en Iran ­ 
 
comme un groupe de rock illégal qui aurait commis le délit de se produire en spectacle en 
 
cachette. Cette formation musicale a été popularisée dans le long métrage No One Knows 
 
About Persian Cats, réalisé par le cinéaste iranien Bahman Ghobadi et récompensé au festival 
 
de Cannes en 2009 dans la section Un certain regard. Comble de malheur, on a pu apprendre 
 
dans la presse le destin funeste de membres de ce groupe. Deux des musiciens ont été 
 
assassinés en novembre 2013 dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn par l’un des 
 
anciens membres contrarié de ne plus en faire partie. 
 
Tout comme ce groupe de musique et le cinéaste Bahman Ghobadi, dont le film éternise et 
 
documente cette formation, Sherin Neshat est interdite de séjour sur le territoire au risque 
 
d’être arrêtée à son entrée au pays. Neshat s’interroge et se pose une question simple : 
 
Pourquoi cette censure et cette répression ? D’une subtilité saisissante, son art ne formule pas 
 
seulement une accusation adressée au gouvernement iranien. En plus de posséder la 
 
singularité de désigner sans dénoncer de manière explicite, il soulève des interrogations 
 
tacitement admises qui se repèrent dans diverses sociétés du monde et à divers moments de 
 
l’histoire. Le phénomène n’est justement pas nouveau. Les régimes totalitaires, tels que le 
 
nazisme et le communisme, n’ont­ils pas toujours composé leur politique de manière à 
 
instrumentaliser l’expression intellectuelle, dont la musique ?
 
Photo 3 : Oum Kalthoum, The Arabic Song/Oum Kalthoum ­ The early Recordings 2, 1927 ­ 
 
1930, pochette de disque, © 2011 Musical Ark.
 
Avec l’intention de s’opposer à cette idéologie phallocentrique et hétéronormative 
 
particulièrement en Iran et en général dans le monde, Shirin Neshat projette de réaliser 
 
prochainement une œuvre à propos d’Oum Kalthoum. Les funérailles de cette célèbre 
 
cantatrice le 5 février 1975 au Caire en Egypte ont causé le deuil d’une nation entière, voire 
 
du monde oriental qui s’identifiait à sa voix. Elle est surnommée l’« Astre d’Orient » et est 
 
considérée comme la plus grande chanteuse du monde arabe. Elle chantait la religion, l’amour 
 
et l’attachement à son pays l’Egypte. Elle était reconnue pour la puissance et la clarté de sa 
 
voix incomparable jusqu’à présent. Pour parfaire sa légende, elle s’investissait aussi dans des 
 
œuvres caritatives et donnait elle­même de l’argent aux plus pauvres. Elle jouit aujourd’hui, 
 
dans le monde oriental, d’un statut mythique.
 
Arman Koushyar
Arman Koushyar est étudiant en Histoire de l’Art à la Sorbonne Paris 1, actuellement en
 
échange universitaire à l’Université du Québec à Montréal pour la dernière année de son 
 
baccalauréat. Spécialisé en art contemporain et commissariat d’exposition, il projette de 
 
poursuivre avec une formation en marché de l’art à l’IESA, après avoir expérimenté ce 
 
secteur dans la maison de ventes aux enchères Christie’s à Paris. Koushyar apporte 
 
bénévolement sa participation au centre d’artistes de la Fonderie Darling depuis le début du 
 
mois de février.