TOUT EST À NOUS

Onglets principaux

No:

26 Affaires à Risques

Type de contribution:

Éditorial

Mot-clés:

Résumé

Dans le cadre de la 10e édition du festival Les HTMlles, produit par le Studio XX, le festival et la revue .dpi collaborent afin de proposer un numéro double (25 et 26) et, festivement, un recueil de textes, en tirage limité, en complément au numéro 26 de .dpi. C’est pour nous une occasion de créer des résonances : entre les propositions du festival et celles de .dpi; entre le mandat du Studio XX et le laboratoire des HTMlles; entre les préoccupations locales et les luttes actuelles ailleurs dans le monde. Entendez-vous? Ça gronde.

Du moment où nous envisageons ou imaginons le futur, nous adoptons des comportements risqués. Tout et n’importe quoi peuvent potentiellement être considérés risqués… Le risque est partout, mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il est sans signification. La question est plutôt comment et pour qui. À l’heure où la financiarisation, l’endettement, la tarification, la privatisation, la marchandisation, la récupération, la technicisation de soi, la surveillance, le profilage, la standardisation, la judiciarisation et la criminalisation sont des processus qui modulent vraisemblablement nos vies dans la société capitaliste actuelle, il devient urgent de se réapproprier la notion de risque.

De quelle manière s'articule aujourd'hui le langage utilisé pour conceptualiser le risque?
De quelle manière prend-on des risques aujourd'hui?
Quels sont les différents niveaux de risque dans nos diverses (trans)actions?
Quelle est la relation entre risque, technologie et pouvoir?
Par quelles voies le risque est à la fois géré et généré? Comment est-il réparti?
Depuis quand une personne « investit »-elle dans son avenir et qu'est-ce que ça signifie réellement?
Est-ce que les « crises » servent à pacifier les communautés qui sont affectées? Quelles sont ces communautés?
Et les artistes, qu’ont-elles et ils à dire de ce que l’on nomme « crises » et « risques »?
En quoi faire de l'art est-il risqué aujourd'hui?
Qui parle? À qui et au nom de quoi?

Les artistes et participant-es de la 10e édition du festival féministe d’arts médiatiques et de culture numérique Les HTMlles 10 : AFFAIRES À RISQUES n’ont certainement pas tous-tes la prétention de répondre à ces questions. En tant qu’artistes, penseur-ses critiques et militant-es, leur travail nous amènent à réfléchir et faire l’expérience sensible, même si temporaire, d’une vie autre que celle que nous pensons devoir mener. Leur travail pointe justement vers ce risque en tant que potentiel, en tant qu’ouverture à une bifurcation, à une différence. De la propriété intellectuelle au profilage biométrique, du capitalisme financier à la violence étatique, de la société de consommation à l’hétéro-patriarcat, du développement immobilier au virus informatique, en passant par les comportements dits « risqués » et les « populations à risques », les propositions présentées dans le cadre d’AFFAIRES À RISQUES témoignent de la polysémie du risque et de la perspicacité des participant-es par rapport à cette thématique.

Le concept de « société du risque » nous rappelle qu’une société dont le fonctionnement repose essentiellement sur la gestion du futur n’est pas « naturelle », que les sociétés occidentales ont déjà évolué selon un impératif autre que celui du futur. Dans le cadre limité de cette introduction, on s’en tiendra à cela : le risque est créé car il découle de décisions. À partir de ce constat, il devient possible d’analyser une économie du risque (et non un marché du risque), c’est-à-dire le risque en termes de relations de pouvoir. Il va sans dire que tous-tes ne sont pas égaux devant le risque! Ne voilà que le point de départ d’une posture critique face à la notion de risque.

Notre vie est consacrée à une autre vie : notre vie future. Aller à l’école, construire sa carrière, épargner, s’assurer, maintenir sa cote de crédit, bref, suivre les règles pour être considéré-e respectable et pour ne pas se faire harceler par la police (ou ses multiples équivalents). La société moderne est dite « réflexive » 1, peut-être parce qu’en se projetant, en se regardant constamment dans la glace, elle ne voit pas qu’elle se dirige directement vers un mur.

Parlons du risque d’organiser un festival féministe d’arts médiatiques et de culture numérique, ou d’un festival tout court. Il est devenu normal(isé), voire acceptable, que le travail culturel soit un travail précaire (comme tout autre travail qui ne vise pas à créer de la valeur à travers l’échange monétaire). « Le monde de l’art » (une partie de celui-ci, entendons-nous) est devenu le terreau fertile d’innovations en termes d’exploitation du soi-disant travail immatériel, symbolique et affectif. C’est l’avant-garde du capitalisme post-industriel mondial. Qui d’autres que les artistes, travailleur-euse-s culturel-le-s et les pigistes des « creative industries » accepteraient de bonne foi de bosser sous la barre du salaire minimum jusqu’aux petites heures du matin pour remettre telle demande, tel dossier? Qu’en est-il du risque de « péter un plomb » avec ses collègues ou de se rabattre sur le réflexe de vouloir tout contrôler et ainsi aliéner ceux-celles-ci de toute manière? Sans compter le paradoxe de s’associer avec des organismes sous-terrains et illégaux (qui ont à cœur la préservation d’un espace de liberté), nous permettant ainsi de prendre des risques dans le sens positif du terme, et le risque constant de les « perdre » à cause d’interventions policières sur leurs lieux. Tout est lié... Doit-on être précaire (ne pas répondre à la logique marchande) pour être libre? « Faire plus avec moins! » Échange de services par-ci, partenariat par-là. On en retire une fierté. Mais on est également conscient-es du risque que cela comporte, du danger que, la prochaine fois, il faudra faire encore plus avec encore moins.

Risquer : gagner ou perdre (le résultat est incertain), s'exposer à une possibilité... Le risque est un potentiel. Qu'elle soit connotée positivement ou négativement, l'idée de risque implique celles de l'évaluation, de l'action et de la répartition, et donc, du pouvoir. Parlons de résistance. L’approche féministe des HTMlles 10 en est une critique et pragmatique, c’est-à-dire basée sur une impulsion de partager le risque entre et à travers nos vulnérabilités, un désir de resserrer des alliances naissantes. Les HTMlles 10 sont redevables à un féminisme situé à l’intersection de la praxis, de l’anti-racisme et l’anti-colonialisme, de la solidarité avec les travailleur-euse-s du sexe, et des politiques queer et transgenre. Les HTMlles 10 soutiennent la rencontre et la mise en commun des solidarités et des innovations artistiques et sociales.

La réalisation du festival Les HTMlles 10 n’aurait pas été possible sans le travail bénévole d’Annie Rose Maarleveld, Katja Melzer, Sarah Eve Tousignant, Tracy Valcarcel Rodriguez, Michelle Dobrovolny, Alice Tomaz de Carvalho, Yves Chaput, Thien V. et du comité de programmation, les heures supplémentaires non-rémunérées des membres de l’équipe des HTMlles, du Studio XX et des organismes partenaires et, bien entendu, le don des artistes et participant-es du festival. Merci.

Notes

[1] Beck, Ulrich (1992). Risk Society: Toward a New Modernity. Londres : Sage Publications.

 

Sophie Le-Phat Ho est une chercheuse et organisatrice culturelle basée à Montréal. Archiviste de formation, elle a également complété une maîtrise en anthropologie médicale au Goldsmiths College (University of London), Grande-Bretagne, après avoir fait des études à l’Université McGill. Elle a occupé des postes au Studio XX, au Conseil des arts du Canada et à la fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie. En 2012, elle est la directrice artistique de la 10e édition du festival Les HTMlles (AFFAIRES À RISQUES), produit par le Studio XX. Membre co-fondatrice du collectif Artivistic (artivistic.org), son travail se situe à l'intersection de l'art, de la science et de l'activisme.