Le spectateur en quête d'une liberté mentale. Entretien avec Sarah Roshem par Mariève Desjardins

Onglets principaux

No:

21 Freedom: In Action

Type de contribution:

Short Essay

Docteure en Art et Sciences de l'Art, l'artiste parisienne Sarah Roshem s'intéresse particulièrement à la céroplastie – le travail de la cire – dans le cadre de sa pratique à la fois fascinante et déstabilisante. Depuis 1994, son intérêt marqué pour cette matière singulière l'a menée à créer plusieurs séries de préparations d'anatomie humaine qu'elle réalise avec une rigueur quasi scientifique. Ses œuvres de cire, tantôt ludiques, tantôt dérangeantes, questionnent les capacités et les limites du corps en proposant des alternatives imaginaires pour déjouer la mort.

Au début des années 2000, Roshem a fondé le SR Labo (www.srlabo.org), un laboratoire médical fictif axé sur la compréhension du vivant et de son environnement, dont le mandat premier, qui est de prendre soin d'autrui, se révèle notamment dans le cadre d'expériences de simulation participatives faisant appel à la performance, l'installation, la vidéo ainsi que les nouveaux médias. Dans cette perspective, l'artiste présentait le projet Vous ne souffrirez pas à la galerie van der Stegen (Paris, France) en 2010, en collaboration avec le Docteur Davide Napoli, qui a mis sur pied le Laboratoire plastémique, dont le concept de la parole comme langage de l'inconscient est au cœur de sa démarche artistique. Lors de la performance Vous ne souffrirez pas, au carrefour de l'art et de la science, les deux artistes proposent aux «spectateurs-participants» une prise de contact avec des instruments de torture, dont leur manipulation pourrait éventuellement s'avérer thérapeutique pour eux. Roshem et Napoli ont depuis réitéré leur collaboration dans le cadre d'un projet en continuité avec Vous ne souffrirez pas, qu'ils souhaitent présenter et expérimenter auprès du public dès 2012. Intitulée Transe cognitive exp., cette nouvelle performance consistera cette fois, selon les artistes, en une méthode inédite qui permet à une personne d'éprouver un état de transe corporelle et psychique dont elle ressort changée.

 

MD: Parlez-nous d'abord du SR Labo, qui semble servir de structure à votre démarche artistique…

SR: Depuis 2000, j'expose mon travail artistique sous le pseudonyme de SR Labo, une fiction artistique de laboratoire médical qui aide les gens à aller mieux. «SR Labo takes care of you», comme vous pouvez le voir sur mon site répertoriant mes œuvres et interventions, en est la devise. Les œuvres que je réalise sous forme d'installations, performances et vidéos, diffusées en ligne, sont conçues avec cette visée prophylactique et cathartique.

Désigné comme «artiste entrepreneur», le SR Labo est aussi présenté comme une organisation de santé publique comme il pouvait y avoir au début du XX e siècle des organismes de santé et d'hygiène pour rappeler aux individus les bonnes conduites et bonnes mœurs. La dimension critique du laboratoire tient au fait que SR Labo présente des techniques thérapeutiques susceptibles d'être applicables, mais qui sont conçues et réalisées pour le domaine de l'art. Je revendique cependant l'ambiguïté qui persiste dans les esprits à savoir si ce que l'on voit est vrai et fonctionne réellement, car je crois en même temps fortement à l'impact de ce que je mets en place avec ce laboratoire.

MD: Le développement de techniques thérapeutiques par l'art que vous développez m'entraîne à vous parler de votre œuvre Vous ne souffrirez pas , qui exploite cette spécificité. Expliquez-moi brièvement en quoi consiste cette performance.

SR: Le Dr Napoli, mon collaborateur, choisit quelqu'un dans l'assistance, s'assied à ses côtés, lui demande de regarder le mur blanc qui lui fait face et de répéter des phrases. Il lui pose également des questions. Ensuite, il amène le participant sous une tente, lui bande les yeux et m'indique quel instrument de torture utiliser avec lui. La personne s'accroupit face à moi, je lui présente l'instrument en le lui mettant entre les mains afin qu'il le découvre en le manipulant. Ensuite, j'énonce un travail pratique et/ou j'invite le participant à imaginer une situation où il utiliserait l'objet sur quelqu'un ou quelqu'un l'utiliserait sur lui. Enfin, le participant sort de la tente. Il retire alors son bandeau et peut découvrir sur le mur les formes projetées des instruments dont le sien fait partie. Il peut ainsi le reconnaître sans l'avoir vu. La semaine suivante, les visiteurs et participants sont conviés à venir voir les instruments/sculptures exposés.

 

MD: Quel est le degré de participation et d'interaction du spectateur dans cette performance?

SR: Vous ne souffrirez pas est une performance organisée dans une même unité de temps et de lieu. Les performeurs sont les docteurs Napoli et Roshem et le public est présent, même si l'intervention échappe en fait à leur regard puisqu'un seul participant est choisi à la fois pour faire l'objet de cette performance réalisée en toute intimité. C'est aussi une expérience que l'on peut qualifier d'interactive dans la mesure où le participant et les docteurs adaptent respectivement leurs comportements en fonction de la situation donnée et de la personne qui leur fait face, et selon ses réactions et réponses. Mais l'on pourrait aussi qualifier Vous ne souffrirez pas de rituel initiatique.

MD: Au départ, que souhaitiez-vous susciter chez le spectateur avec Vous ne souffrirez pas ?

SR: Déborder des champs autorisés par l'art visuel sur l'interdit de toucher les œuvres. En occultant la vue, ma volonté était de libérer nos conditionnements vis-à-vis de l'œuvre et ainsi éveiller le spectateur à découvrir et connaître autrement (par d'autres sens comme le toucher, mais aussi la perception de la voix qui accompagne): susciter le ressenti par une conscience tactile, et laisser libre cours à son imaginaire les yeux fermés!

Dans cette performance, comme dans Transe cognitive exp. , dont nous discuterons ensuite, le champ d'action est prédéfini: le «spectateur-participant» est comme conditionné par un protocole. Il est invité à suivre ce déroulement, mais en même temps, cette contrainte lui permet de trouver son propre développementde façon intuitive et créative. Pour moi, la liberté d'action est présente chez le participant lorsqu'il commence à entrer dans le dispositif. En décidant de participer à l'expérience, il met en branle sa volonté de découvrir quelque chose de nouveau, il s'inscrit dans un processus ouvert et en devenir.

MD: Comment les participants ont-ils vécu cette performance/expérience? Avez-vous pu constater de réels changements chez eux?

SR: À vrai dire, je suis restée sous la tente pendant les 3 heures que durait la performance. Je ne connaissais pas la plupart des participants. Ce que je peux dire, c'est qu'au cours de la séance, je pouvais voir comment chacun d'eux s'investissait dans les différents processus (préliminaire de la manipulation/ action/ imagination silencieuse) selon leur singularité.

MD: En quoi Transe cognitive exp. , une performance qui n'a pas encore été présentée devant un public, sera-t-elle la continuité de Vous ne souffrirez pas ?

SR: Après cette première performance avec le Dr Napoli, nous avons voulu renouveler l'expérience en proposant cette fois-ci une œuvre entièrement créée en commun. Nous avons donc réfléchi à une suite et nous sommes partis de l'idée d'une mise en scène où, à l'inverse de l'installation Vous ne souffrirez pas , tout le monde pourrait voir ce qui se passe dans le dispositif. Les spectateurs seraient installés tout autour de ce dernier, comme dans un théâtre, mais derrière des parois vitrées. Avec Transe cognitive exp ., nous établirons encore une interaction avec un spectateur avec nos techniques respectives, c'est-à-dire celle de la parole pour le Dr Napoli et celle du contact pour le Dr Roshem (moi-même). La continuité entre les deux performances tient à cet enjeu participatif du spectateur dans une expérience physique et mentale organisée pour lui permettre de se transformer dans un processus d'apprentissage.

MD: Comment se déroulera cette deuxième performance?

SR: La performance s'effectuera en plusieurs étapes. Dans un premier temps, un questionnaire sera remis aux spectateurs volontaires pour sélectionner les participants. Ensuite, un sujet à la fois vivra l'expérience durant laquelle il enfilera une tenue confortable, entrera dans une pièce vitrée et s'installera dans un fauteuil. Là commencera l'état de transe du sujet, initié parla voix et le regard du Dr Napoli. Pendant que ce dernier questionnera et discutera avec le participant, je m'occuperai, à l'aide d'instruments, de dynamiser quelques parties de son corps par des gestes précis pour stimuler et déterminer certaines réactions épidermiques nécessaires au processus de la séance. Arrivera ensuite le moment de l'énonciation, où le sujet prendra la parole pour se libérer, toujours avec l'aide des deux docteurs. La séance se terminera par une mise au repos du corps et de l'esprit.

Durant cette performance, la coordination de la voix du Dr Napoli et des pratiques de contact du Dr Roshem enveloppera le spectateur dans un espace de ressenti, mais aussi de réciprocité signifiante. Il écoutera, répétera et parlera; touché, il sera aussi touchant. Ce soin prodigué au sujet coordonnera le corps et le mental si bien que ce qui sera dit au sujet s'inscrira physiquement dans un vécu immédiat du corps. Ce que dira le sujet en retour subira aussi une réaction physique qui opérera comme trace du dire.

MD: À quels résultats vous attendez-vous chez le spectateur qui expérimentera Transe cognitive exp.?

SR: Il y a deux façons d'aborder l'action de l'œuvre: en interne pour les participants, en externe pour les autres spectateurs. Dans le premier cas, notre objectif est de mener le participant à connaître un état de transe et l'on imagine que cette expérience agira sur lui comme une méthode de libération. La transe est envisagée comme un rituel de passage, d'un état antérieur à un nouvel état, qui permet un type de résultat que l'on qualifie de thérapeutique.

La question de la liberté d'action entre dans notre champ d'investigation comme résultat du processus attendu. Cette performance est à l'image du purgatoire, un lieu de passage dont on sortirait libéré… En effet, Transe cognitive exp. est construite sur un processus de soin prodigué à une personne sélectionnée, sur son besoin de connaître une transformation et sa capacité à la mettre en acte. Sa détermination et ses efforts, son implication au processus et son désir de changement doivent faire advenir cette libération souhaitée. L'engagement du participant est le gage de sa volonté de liberté d'action.

Pour les autres spectateurs, le spectacle peut s'apparenter à celui d'un théâtre, une mise en scène à visée cathartique: ce qui s'opère durant la performance touche à l'affect et marque les esprits. Les spectateurs ressentent – par empathie – l'action de cette opération sur autrui comme sur eux s'ils avaient été à la place du participant.

Contrairement à Vous ne souffrirez pas , qui consistait en une œuvre confidentielle et intime, nous aimerions cette fois conserver une trace visuelle des séances pour qu'elles soient diffusées au grand jour. Nous envisageons donc l'archivage des effets du processus sous forme d'entretiens-vidéos.

MD: Où sera-t-il possible d'assister/participer à Transe cognitive exp. ?

SR: Nous souhaitons proposer cette performance à des institutions ouvertes à cette question d'un art transversal et expérimental. Nous serions même éventuellement très heureux de la présenter au Canada si un centre est intéressé à nous ouvrir ses portes! Il est possible d'envisager Transe cognitive exp. dans un espace existant autour duquel on peut tourner (type rotonde avec fenêtres tout autour) ou de créer un espace en parois de verre au sein d'une institution.

MD: Quelle est l'origine de votre collaboration avec le Dr Napoli? Comment vos démarches artistiques et intérêts distincts se sont rencontrés dans ces œuvres?

SR: Doctorants à Paris - 1 Panthéon-Sorbonne, nous avions participé ensemble au groupe Symptôme constitué de 6 artistes chercheurs (Yann Toma, Stéphane Sevran, Katerine Gattinger, Anna Guillo et nous-mêmes) où chacun proposait des interventions revendiquées sous cette appellation.

En demandant à Napoli d'intervenir pour Vous ne souffrirez pas , nous nous sommes rendu compte que le résultat de nos deux postures était complémentaire voire amplificateur d'un processus commun que nous pouvions viser, celle d'une action psychophysique sur autrui. Nous envisageons donc de poursuivre ce travail de collaboration en renouvelant les expériences et leur champ d'application au fil des performances que nous concrétiserons ensemble. Pour Transe cognitive exp. , nous pensons faire appel à d'autres artistes, pour le son, par exemple.

MD: Quel avenir envisagez-vous pour SR Labo?

SR: Avec SR Labo, j'ai l'intention de développer une problématique axée sur les nouvelles technologies. Ces nouveaux supports numériques et leurs applications sont les moyens que nous avons aujourd'hui d'être en contact et d'agir sur les esprits. Les nouvelles technologies sont intéressantes aussi, car elles ouvrent un nouveau champ au rapport du réel à l'irréel. Elles sont le moyen de rendre tangible l'imagination…

Dans cette optique, je compte éventuellement reprendre et poursuivre mon projet vidéo Helpyourself 1, un programme sur Smartphone, en développant une programmation avec un avatar du Dr Roshem (avis aux volontaires!). J'envisage aussi d'autres applications Smartphone comme Stillight, une plateforme pour donner une visibilité aux personnes disparues qui occupent nos pensées…

MD: Vous avez donc encore beaucoup de projets à concrétiser…

SR: Oui! Et depuis 2011, j'envisage même de scinder mon activité artistique en deux. D'un côté, SR Labo et ses problématiques médicales, et de l'autre, Sarah Roshem, artiste céroplasticienne. Ce changement nécessaire pour moi dans mon parcours fait partie de cette liberté d'action que je cherche à préserver. Elle me permet de ne pas m'enfermer dans un champ lexical ou un concept, de continuer à travailler et finalement, d'approfondir les voies que j'entreprends. Cette séparation nécessaire, que je suis en train d'opérer, me permettra de poursuivre ma pratique en toute liberté!

Je pense aussi dans quelques temps restructurer mon site Web pour opérer cette scission et permettre au Labo d'acquérir son autonomie et une image plus spécifique qui permettra aux visiteurs d'être dans la confusion la plus totale…

MD: Cette distinction que vous souhaitez faire entre vos activités artistiques est donc un processus de liberté d'action pour vous aussi en tant qu'artiste!

SR: Tout à fait!

Notes
1 En 2010, j'ai mis en place Help yourself programme, un soin personnalisé conçu à partir d'un questionnaire et réalisé sous la forme d'une vidéo consultable sur iPhone. Vous pouvez consulter ce programme sur mon site srlabo.org à la rubrique film (trailer + cas pratique). Je souhaiterais réaliser à partir de ce prototype vidéo, l'œuvre à laquelle j'aspire : faire de ce projet "artisanal" l'objet d'une réelle programmation tant au niveau de la partie non visible (gestion des informations textuelles) qu'au niveau de l'image (créer un avatar du docteur).

Biographie
Après des études en Communication à l’UQÀM, en Digital Arts à Thames Valley University (Londres, Angleterre) et en Art contemporain et des nouveaux médias à l’Université Paris 8, Mariève Desjardins poursuit actuellement un doctorat en Sémiologie (UQÀM). Ses recherches portent sur les problématiques liées aux dispositifs d’interactivité dans les œuvres de l’art des nouveaux médias implantées en contexte urbain. Parallèlement, elle a travaillé  en vidéo et cinéma en tant que réalisatrice, chargée de production et monteuse, ainsi qu’en agence de presse télévisuelle comme enquêtrice pour des reportages journalistiques diffusés sur les chaînes européennes. Mariève a également oeuvré dans le design et la création Web, qu’elle a enseignés à Maidenhead (Angleterre), à l’ISCOM de Paris et au Studio XX de Montréal, où elle siège au conseil d’administration depuis 2010. Elle a participé à divers projets collectifs d’environnements interactifs et de vidéos.