Au nom d’un mutisme perçant

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No:

31 Music and Politics

Contribution Type:

Short Essay

Keywords:

Abstract

This article furthers the frequent media discussion of Iran’s cultural climate. It takes as its starting point a feminist analysis and description of Turbulent, a work by artist Shirin Neshat, and examines the current political situation in Iran, where cultural censorship paradoxically drives artists into exile and inspires them to create. The article also addresses the subordinate status of women in Iran as well as censorship in the country, which Neshat herself has faced and which she hopes to subvert by giving women a voice through her work.

 

Le milieu international de l’art a démontré, au cours de l’année 2014, un attrait pour la culture iranienne, celle­ci apparaissant comme un territoire artistique à historiciser et à institutionnaliser. Deux expositions lui étaient consacrées : Unedited History au Musée d’art moderne de Paris et Iran Modern à la Asia Society de New York. Plus près de nous, la Biennale de Montréal, qui s’est terminée en janvier 2015, présentait le dernier court­métrage Illusion & Mirrors (2013) de Shirin Neshat (1957­ ), artiste américaine d’origine iranienne et de carrière internationale, dans l’une des salles du Musée des beaux­arts de Montréal. Lors d’une conférence animée par Sylvie Fortin, la commissaire de la dernière Biennale de Montréal, Shirin Neshat révélait son parcours à la lumière de ses intentions sociopolitiques. L’artiste expliquait la façon dont son engagement politique se traduit dans sa démarche artistique avec des œuvres ancrées dans le domaine religieux (Women of Allah), social (Turbulent) et onirique (Illusions & Mirrors). Après un retour dans son pays d’origine en 1989, Neshat a été envahie par une impression de redécouverte et s’est engagée à transmettre un discours visuel sur le féminisme en Iran. Par le biais de la série photographique Women of Allah (1993 ­ 1997), l’artiste a pu se hisser sur la scène artistique internationale et initié un parcours artistique avec un sentiment personnel.

Le court­métrage muet et filmé en noir et blanc, Illusions & Mirrors, met en scène la célèbre actrice américaine d’origine israélienne, Nathalie Portman, naviguant dans un espace fictif et inconscient à la poursuite d’une ombre masculine. Dans ce film, le motif du couple antagoniste homme/femme, n’occupe pas le même espace, et fait écho à l’installation vidéo Turbulent, présentée sur deux écrans et réalisée en 1998, dans laquelle le mutisme de la femme est métaphoriquement imagé et non seulement utilisé par souci technique et esthétique. Le titre de cette oeuvre renvoie à une problématique révolutionnaire d’agitement qui cherche à extraire la femme de sa situation d’enfermement. Celle­ci figure comme un motif emprisonné dans sa volonté d’obtenir son indépendance et de libérer sa parole. Ce désir de libération tant scandé par les féministes se réfère au genre défini par le sexe comme une construction naturalisée du pouvoir hiérarchisé entre l’homme et la femme déterminant par la

suite la construction sociale en partage sexué. Pour appuyer ce propos, Neshat a choisi de dresser deux écrans côte à côte sur lesquels sont diffusées deux vidéos, l’une laissant voir un homme et l’autre une femme. En partageant l’espace de la représentation du genre de cette manière, l’artiste matérialise la question du genre comme une scission, qui renvoie à la croyance que la femme doit être pensée comme l’inverse inférieur de l’homme ou encore comme sa partie complémentaire négative, dépendante et impuissante.

Cette allégorie de la domination se manifeste d’un côté par l’émergence d’un homme qui fait face à une salle remplie de spectateurs, et de l’autre côté par une femme qui se retrouve seule devant un auditoire inexistant. La musique dans cette oeuvre sert de prétexte pour diffuser un message politique faussement naïf. D’abord, l’on observe un performeur masculin qui interprète des chants d’amour nobles. Par la suite, une femme donne à entendre des vocalises hypnotiques. Nous comprenons instinctivement le message que veut transmettre Shirin Neshat : l’être masculin détient le monopole des mots, de la langue, de l’expression consciente et légitime tandis que la femme doit se contenter de produire des bruits insensés. Puisque la parole lui est interdite, cette prestation vient la reléguer à un statut primaire, à un mutisme sauvage, à des sons sans signification. Le spectateur, installé au cœur de ce dispositif, imagine que l’oeuvre est construite en synchronisation, que le performeur, une fois son chant terminé, écoutera à son tour la femme sur scène. Mais en fait, ces deux espaces dans la vidéo défient nos attentes. Ils se déploient en opposition, dans deux espaces temps différents et fictifs, sans qu’il n’y ait de lien entre eux. Défiant nos attentes, le concert n’est pas couplé où l’un prendrait fin pour que nous puissions entendre l’autre.

affiche de Bahman Ghobadi, No One Knows About Persian Cats, film cinématographique, 2009, 101 min., film 35 mm.

 

https://selondonfilmclubs.wordpress.com/2015/03/29/thurs­2­april­no­one­knows­about­ persian­cats/

En effet, depuis la Révolution islamique de 1979 en Iran, une femme ne peut plus chanter seule face à un public mixte, encore moins exclusivement masculin. La Gashte Ershad, la police iranienne des mœurs qui été mise en place par le gouvernement islamique, s’assure que les préceptes religieux et les habitudes de la population iranienne soient respectés. La politique contrôle les comportements sociaux et l’expression culturelle. Ceci engendre naturellement l’émergence d’une scène artistique souterraine qui doit être stratège, discrète et inventive pour contrer une censure omniprésente. Il est d’ailleurs intéressant de se pencher brièvement sur l’art produit sous cette autorité politico­religieuse.

En Iran, la plupart des artistes se voient dans l’obligation de s’exiler pour s’exprimer. Ils sont contraints de quitter un pays qui les a éduqué et qui a paradoxalement éveillé leur sensibilité. Parmi eux figure le groupe de musique The Yellow Dogs qui était considéré par le Vezarat Fahrang va Ershad é Islami ­ le ministère de la culture et de l’orientation islamique en Iran ­ comme un groupe de rock illégal qui aurait commis le délit de se produire en spectacle en cachette. Cette formation musicale a été popularisée dans le long métrage No One Knows About Persian Cats, réalisé par le cinéaste iranien Bahman Ghobadi et récompensé au festival de Cannes en 2009 dans la section Un certain regard. Comble de malheur, on a pu apprendre dans la presse le destin funeste de membres de ce groupe. Deux des musiciens ont été

assassinés en novembre 2013 dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn par l’un des anciens membres contrarié de ne plus en faire partie.

Tout comme ce groupe de musique et le cinéaste Bahman Ghobadi, dont le film éternise et documente cette formation, Sherin Neshat est interdite de séjour sur le territoire au risque d’être arrêtée à son entrée au pays. Neshat s’interroge et se pose une question simple : Pourquoi cette censure et cette répression ? D’une subtilité saisissante, son art ne formule pas seulement une accusation adressée au gouvernement iranien. En plus de posséder la singularité de désigner sans dénoncer de manière explicite, il soulève des interrogations tacitement admises qui se repèrent dans diverses sociétés du monde et à divers moments de l’histoire. Le phénomène n’est justement pas nouveau. Les régimes totalitaires, tels que le nazisme et le communisme, n’ont­ils pas toujours composé leur politique de manière à instrumentaliser l’expression intellectuelle, dont la musique ?

Oum Kalthoum, The Arabic Song/Oum Kalthoum ­ The early Recordings 2, 1927 ­ 1930, pochette de disque, © 2011 Musical Ark.

 

Avec l’intention de s’opposer à cette idéologie phallocentrique et hétéronormative particulièrement en Iran et en général dans le monde, Shirin Neshat projette de réaliser prochainement une œuvre à propos d’Oum Kalthoum. Les funérailles de cette célèbre cantatrice le 5 février 1975 au Caire en Egypte ont causé le deuil d’une nation entière, voire du monde oriental qui s’identifiait à sa voix. Elle est surnommée l’« Astre d’Orient » et est considérée comme la plus grande chanteuse du monde arabe. Elle chantait la religion, l’amour et l’attachement à son pays l’Egypte. Elle était reconnue pour la puissance et la clarté de sa voix incomparable jusqu’à présent. Pour parfaire sa légende, elle s’investissait aussi dans des œuvres caritatives et donnait elle­même de l’argent aux plus pauvres. Elle jouit aujourd’hui, dans le monde oriental, d’un statut mythique.

Arman Koushyar 

 

Ouvrages de consultation

AZIMI, Roxana. « Portrait : Shirin Neshat », Le Journal des Arts, n°277, 2008. En ligne. Consulté le 30 mars 2015.

BRUGÈRE, Fabienne. Sexe, genre et féminisme, Esprit, 2012, p. 89. DANTO, Arthur. Coleman, Shirin Neshat, New York, Rizzoli, 2010, 272 p.

DENSON, Roger. « Shirin Neshat : artist of the Decade », Huffpost Arts & Culture, 2010. En ligne. Consulté le 30 mars 2015.

MILLET, Bernard. « Shirin Neshat », La pensée de midi 2/ 2001 (N°5­6), p.172­179. En ligne. Consulté le 30 mars 2015.

BASTAIS, Héléna. Women of Allah photographies, films, vidéos Shirin Neshat, Paris, Maison européenne de la photographie, 1998, 55 p. 

 

Étudiant en histoire de l’art à la Sorbonne Paris 1, Arman Koushyar est actuellement en échange à l’Université du Québec à Montréal dans le cadre de sa dernière année de baccalauréat. Il s’intéresse particulièrement à l’art contemporain et au commissariat d’exposition. Après avoir effectué un stage à la maison de ventes aux enchères Christie’s à Paris en juin 2014, il projette de suivre une formation en marché de l’art à l’Institut Supérieur des Arts (IESA) de Paris. Depuis février 2015, Arman Koushyar est bénévole à la Fonderie Darling à Montréal.