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Résistance-Violence :: Par Tania Perlini

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La surabondance d'images violentes qui circulent dans les médias suscite, depuis déjà plusieurs années, d'importantes préoccupations de la part de théoriciens en provenance de diverses disciplines. Ces préoccupations sont guidées par la crainte voulant que la mise en spectacle de la douleur humaine promeuve des actes réels de violence tout en désensibilisant son public à la souffrance des autres. Conséquemment, il semblerait qu'une consommation intense et répétée de la violence par procuration appauvrisse les capacités intellectuelles et affectives des consommateurs, menant ainsi tout droit vers une fatigue compassionnelle généralisée. Les études qui s'intéressent à ce phénomène arrivent à point nommé puisque que le culte de l'émotion en Occident est de plus en plus à « l'extrême ». Le philosophe Michel Lacroix conclut d'ailleurs que la quête aux sensations fortes (et négatives), telles le choc, le vertige, et la peur, – et dont les images violentes qui en sont le produit - constitue le principal attribut de notre société actuelle. Comme le mentionne l'historien de l'art Paul Ardenne, les plus pessimistes d'entre nous croiront « qu'il en va de là d'une crise culturelle sans précédent. » Pourquoi?

Parce que la vie, à trop s'exalter, l'homme, à trop se dépasser, la représentation, à trop s'intensifier, ne peuvent que s'user, fatiguer leurs ressorts, tourner à vide d'avoir trop tourné à fond. […] Elle atteint bientôt sa limite haute, une limite cette fois indépassable, à la fin épuisée d'elle-même. (Ardenne, Extrême : Esthétiques de la limite dépassée , 2006)  

Et pourtant, nombre d'artistes n'ont-ils pas jugé nécessaire le recours à la violence dans le but de dénoncer l'injustice et de signaler, par un geste marquant, un point de rupture ou un lieu de conflit, celui-ci ayant parfois été incarné dans le corps lui-même? Rappelons notamment la célèbre performance Shoot de Chris Burden, datant de 1971, où un ami tire un coup de feu dans le bras de l'artiste à l'aide d'une carabine. À la même époque, alors que Burden cherche à brouiller la limite entre l'art et la vie puis, à affirmer son existence dans la douleur, plusieurs artistes féministes, dont Valie Expert, Yoko Ono, Carolee Schneemann et Marina Abramovic, dénoncent l'exclusion et l'oppression en mettant aussi leur corps à l'épreuve, parfois jusqu'à se torturer physiquement et/ou psychologiquement. Nous pourrions également mentionner tous ces photojournalistes qui ont capté en images les atrocités de ce monde. Pensons, par exemple, à la célèbre photographie de Nick Ut montrant une enfant gravement brûlée qui fuit les atrocités de la guerre au Viêt-Nam, photographie d'ailleurs récipiendaire du prix Pulitzer en 1973. Ceci sans oublier les cinéastes qui ont souhaité remettre en scène ces mêmes horreurs pour ne pas les laisser sombrer dans le silence et l'indifférence. À la lumière de ces images, dites extrêmes, il semblerait, au contraire, que la représentation de la violence puisse parfois s'avérer une forme productive d'expression et de résistance.

La représentation de la violence en tant que mode de résistance

Mais est-ce efficace? Est-il possible de générer une réflexion et de transmettre des connaissances par la représentation de la violence? Ces questions sont précisément celles qu'aborde Amber Berson lorsqu'elle nous propose d'examiner l'œuvre The Forgotten de l'artiste canadienne Pamela Masik. Cette série rassemble soixante-neuf portraits peints de femmes assassinées à Vancouver, dont plusieurs sont d'origine autochtone. La composition de chacun des portraits est inspirée de la description de leur meurtre publiée dans les journaux. En regardant ces tableaux-monuments à grand format qui s'érigent à l'intention des victimes, l'auteure se demande s'ils sensationnalisent les meurtres ou s'ils inspirent à la compassion. Parviennent-ils à conscientiser le public aux multiples disparitions de femmes dans le Downtown Eastside de Vancouver puis, à inciter les gens à l'action? L'auteure n'hésite pas à relever le paradoxe émergeant au sein de ces images, soit la violence esthétisée, rendue quasi-abstraite et chevauchant la limite du beau.

De façon similaire, Olivia Pipe interroge la fonctionnalité des images photographiques qui constituent la série Trapped: Mental Illness in America's Prisons de l'artiste américaine Jenn Ackerman. En y documentant les conditions de vie de personnes incarcérées et souffrant de troubles mentaux, l'artiste tente de dénoncer le financement insuffisant réservé au traitement des maladies mentales dans le système carcéral aux États-Unis. La compassion (ou la pitié) que suscitent ces images est sans équivoque. Mais à quel prix la photographe arrive-t-elle à ces fins? L'auteure souligne l'emploi de cadrages serrés, de prises de vue dramatiques et l'utilisation exclusive du noir et blanc - des choix esthétiques – qui, tout en soutenant une impression d'enfermement, tendent à marginaliser le sujet. Dans la mesure où sa présence ne symbolise que la maladie et le produit d'un système carcéral déficient, le sujet serait-il ainsi également victime du   regard « violent » que pose sur lui la photographe?

La tension comme expérience esthétique

Arkadi Lavoie Lachapelle s'entretient, via la messagerie instantanée, avec le collectif féministe et anonyme Les Affrontées dans le but d'explorer la position que tiennent les artistes dans le cadre de Femmes codées . Cette performance, tenue à la galerie montréalaise L'art passe à l'Est, met en scène deux femmes muettes qui, voilées d'une burqua mini-jupe et chaussées de souliers à talons hauts, proposent de rencontrer, un à un, l'ensemble de son public par le biais d'une soirée speed dating . Se remémorant les performances féministes notamment de Yoko Ono et de Valie Export, où un rapport de force perturbateur était proposé entre artiste (dominée) et spectateurs (dominants), l'auteure questionne le collectif sur la pertinence de créer aujourd'hui un tel rapprochement (choc?) entre la femme-objet, soumise aux caprices de ses interlocuteurs et le public, celui-ci maître de l'interaction.

Ce rapport unique à l'œuvre que l'on ne peut expérimenter que sous la perspective de l'appréhension est précisément ce qui caractérise l'expérience de la pièce sonore shot/silence , produite par l'artiste canadienne Erin Sexton et présentée dans ce numéro. Cette œuvre, qui exploite la tension en juxtaposant aux bruits de la nature des coups de feu, place cette fois l'auditoire en position d'impuissance. Alors que nous voyageons en aveugle avec l'artiste à travers les multiples sons rythmés de la nature, les coups de feu sporadiques qui ponctuent la balade assaillent les auditeurs/trices et les mobilisent dès lors dans un état angoissant d'incertitude et d'inconfort.

Stratégies alternatives de résistance à la violence

Dans sa chronique, Albertine Bouquet nous offre un compte-rendu perspicace du dernier film de   Rodrigue Jean, Lost Song , paru en 2008. Albertine nous parle ici d'un film qui excite aussi la tension et l'inquiétude de ses spectateurs par le biais, cette fois, de la mise en scène de la violence psychologique au sein du couple. Alors que le film traduit habilement en images l'expérience oppressante que subit l'héroïne sous l'emprise de son conjoint   (le public constatant avec elle un espace de liberté de plus en plus restreint), le récit du film raconté par Albertine se déploie dans une toute autre atmosphère. Il ne s'agit plus de la représentation d'une instance fictive de violence, mais bien de la représentation de cette représentation, grâce à laquelle - de l'image au texte - les spectateurs devenus lecteurs peuvent revisiter l'expérience initiale de Lost Song . En se prêtant au jeu de la guide touristique avertie, Albertine n'offre-t-elle pas également, par chacune de ses réflexions, des outils de résistance à la violence trop rapidement et facilement consommée?

Finalement, dans le cadre de la chronique « Dans l'atelier », Mel Mundell s'entretient avec l'artiste américaine Lori Gilbert sur son œuvre there is no dark side...is there? . Cette installation, encore en processus de développement au moment de leur rencontre, répond au National Museum of Crime and Punishment qui, en février 2010, avait exposé la voiture du célèbre tueur en série Ted Bundy, affirmant qu'il s'agissait là d'un dispositif éducatif pour les femmes. Parallèlement à la réflexion que propose l'artiste sur la présentation d'un tel artefact dans un contexte muséal, son œuvre nous invite également à questionner la façon dont certaines instances de violence sont représentées, manipulées, commercialisées puis, réinterprétées avec le temps. Ici, la résistance (à la violence) emprunte une voie alternative à la représentation de la violence. Laissons à l'artiste le soin de nous expliquer en quoi consiste ce travail.