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Personnages virtuels : créations artistiques et archives personnelles dans le Web 2.0. :: Par Paule Mackrous

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Il y a trois ans, je me créais un avatar dans le monde virtuel multiparticipant Second Life. Ne réfléchissant pas aux conséquences de ce petit geste en apparence anodin, je ne pris pas beaucoup de temps pour le choisir. Si j’avais pris le temps d’y réfléchir, j’aurais peut-être abandonné l’idée de mettre au monde ce personnage virtuel, puisqu’une telle réflexion engendre d’emblée plusieurs interrogations un peu troublantes sur la perception que nous avons de nous-mêmes et de nos désirs. Elle soulève aussi des questionnements sur les traces que nous souhaitons réellement laisser à la vue de tous dans le réseau. Insouciante, je sélectionnai alors naïvement l’une des premières figures proposées par le logiciel. Et voilà, je me baladais dans un monde virtuel!


Trois ans plus tard, je réalise à quel point cette figure est hors de mon contrôle. Ce choix spontané me définit, un peu à mon insu, dans le regard des autres. Les réalisations de mon avatar, inscrites dans les méandres d’un réseau, font partie de mes « archives personnelles Â». Même si mon avatar ne correspond pas à l’image que je souhaiterais lui attribuer (ou m’attribuer), il m’apparaît aujourd’hui impensable de le transformer. Personne ne le reconnaîtrait. Ce serait un peu comme de m’imposer une chirurgie plastique! Il semble qu’il possède une vie qui lui est propre alors que je m’amuse à le confondre dans la mienne. Il fait des rencontres importantes pour ma jeune carrière d’historienne des arts hypermédiatiques, participe au réseau Odyssey, Contemporary Arts and Performance, assiste, lorsque le temps réel le lui permet, aux événements artistiques dans le monde virtuel et a développé un réseau amical avec des musiciens avatars sur Myspace.


Cette relation particulière avec son personnage virtuel peut se révéler tout à fait productive. Cette possibilité de s’hybrider représente une source inépuisable pour la création comme pour la découverte. Le Web est en ce sens un terrain d’exploration fascinant. Toutefois, cette relation créative peut également entraîner quelques risques : les traces du processus exploratoire deviennent des matériaux manipulables par tous. Nous gardons en « vie Â» un personnage virtuel, mais nous ne sommes pas toujours libres de choisir ce qui lui survivra et, en l’occurrence, ce qui nous survivra.


Pour ce quinzième numéro de la revue .dpi, et troisième d’une trilogie sur la thématique des archives, nous nous penchons sur la question paradoxale des archives personnelles. La notion de personnage virtuel apparaît alors féconde pour aborder cette question. Comment la création artistique et littéraire se déploie par le truchement d’un personnage virtuel? Quels effets ont les archives personnelles sur celui qui maintient en vie un tel personnage? Comment les plateformes du Web 2.0 modulent-elles, de manière exacerbée, notre identité? Quel est le rôle d’une conservatrice d’art au sein d’un monde virtuel?


Albertine Bouquet, un personnage littéraire se manifestant à travers différentes plateformes (blogue, balladodiffusion, Myspace, Facebook), propose un texte portant sur la genèse de sa pratique littéraire. L’article, qui prend la forme créative d’un essai engagé, est couronné d’une bande dessinée originale mettant en scène le personnage. Margherita Balzerani, curateur et critique d'art, livre un remarquable témoignage de son expérience dans le monde virtuel Second Life. Elle se positionne alors comme une Meta-Wanderer, « vagabond des réseaux Â», à la recherche de nouveaux territoires d’expressions artistiques. Son récit est ponctué de dialogues, de poèmes et de rencontres insolites avec des artistes. Fanny Georges se penche, de manière approfondie, sur les effets d’ordre identitaire qu’engendrent les traces laissées dans les différentes plateformes participatives du Web 2.0. Son article propose des réflexions importantes sur ce qu’elle appelle, si justement, un « archivage d’actions fébriles. Â»


Dans une entrevue réalisée avec Martine Neddam, on voit comment le partage, plutôt que l’exposition de soi, est à l’origine de la mise au monde des personnages virtuels interactifs de l’artiste (Mouchette, David Still).Neddam, créatrice de contenus participatifs avant l’avènement du Web 2.0, nous introduit à son projet le plus récent, virtualperson.net, une plateforme toute désignée pour la création de personnages virtuels. Jeanne Landry Belleau, quant à elle, signe une deuxième chronique portant sur son Å“uvre hypermédiatique La Chrysalide humaine, sortes d’archives dynamiques mettant en scène les valeurs humaines. Elle y décrit méticuleusement la manière dont les principes théoriques qui sont à l’origine du Web 2.0 animent l’ensemble de sa pratique artistique. Tania Perlini, accompagnée d’Allison Moore à la caméra et au montage, a conçu la chronique Dans l’atelier pour ce numéro. Notre dpiste est allée courageusement à la rencontre de Manon De Pauw, franchissant ainsi les lignes de piquetage pour parvenir jusqu’à la galerie de l’UQAM, où l’artiste avait installé son atelier pour quelques temps.


Finalement, je ne saurais passer sous silence l’ingénieuse bannière de Sarah Brown. L’animation réfère à un tableau célèbre de Vélasquez, La Vénus au miroir (1649). L’artiste a alors troqué le miroir pour un ordinateur. Le visage à l’écran de l’ordinateur se transforme sans cesse alors que celle qui s’y contemple est immobile. Que nous disent les allégories de la Vanité sur l’expérience des personnages virtuels? Le personnage virtuel peut nous offrir le reflet que nous souhaitons avoir de nous-mêmes, mais il ne sera jamais de chair. Qu’il survive ou non à la désuétude des technologies récentes, son corps numérique n’est pas soumis aux lois de la gravité!


Ce numéro s’est constitué grâce aux membres du comité de rédaction de .dpi ainsi que la coordonnatrice Chantal Dumas et la Webmestre Stéphanie Lagueux, qui ont toutes fait preuve, comme d’habitude, d’une grande rigueur et d’une rapidité incroyables! Merci à toutes!


À cela, j’ajouterais évidemment un petit mot pour Chantal Dumas qui prévoit quitter ses fonctions de coordonnatrice à la programmation du Studio XX et, par ricochet, de coordonnatrice extraordinaire de la revue .dpi. Merci beaucoup, Chantal, pour ta générosité, ta créativité, ton ouverture et la super atmosphère que tu as su créer au sein du comité de rédaction!

Bonne lecture!