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Documenter l’oubli, art et archives aujourd’hui :: Par Emilie Houssa

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L'art documente une société, par les motifs qu'il traite évidemment, mais aussi par ses moyens de production et ses modalités de représentation. Plus précisément, l'art documente ce que la société le laisse documenter, l'art reflète finalement ce dont la société peut ou veut se souvenir. L'art documente une société parce qu'il représente, problématise et archive son fonctionnement. C'est-à-dire ce qui y est mis en lumière et ce qui y est laissé dans l'ombre (que cela soit des gens, des idées ou des oeuvres). Nos sociétés se construisent sans cesse contre l'oubli, par trop d'oubli. Laisser une trace sur la surface de la terre pour imprégner la mémoire d'une collectivité, se souvenir aussi, se souvenir tout le temps, des belles choses et des crimes inhumains et oublier. L'oubli construit nos sociétés, nos mémoires, nos mythes car il en est peut-être la peur fondamentale, la perte radicale mais aussi le moteur nécessaire. Aujourd'hui, quelle place tient l'oubli dans le fonctionnement de notre société et comment l'art documente-t-il ce fonctionnement?

Le numéro Dpi de cette rentrée propose de réfléchir la relation riche et problématique qui se noue, dans nos sociétés contemporaines, entre les pratiques artistiques et le processus d'archivage. Á l'heure où les technologies permettent un foisonnement de « documents » artistiques, comment l'art peut-il constituer un moyen d'archiver notre société? Mais aussi comment archiver l'art actuel? Jusqu'à quel point l'art peut-il s'auto-documenter?

Ces questions semblent plus que jamais d'actualité. De nombreux chercheurs (dans des revues d'art, des groupes et laboratoires de recherche, des colloques et des sommets) réfléchissent à l'heure actuelle sur les archives de demain. Des archives en mutation dans leur technique même mais aussi face à une pratique artistique émergeant de partout, multipliant les médiums et les points de vue, des archives en question dans leur forme, leur formation et leur action. Que doit-on oublier face à une masse toujours plus importante de documents à documenter, d'œuvres à préserver? Comment faire vivre, revivre, survivre une montagne de restes, un amas de « déchets » (comme les nomme le numéro 64 d' Esse )? Comment nos pratiques artistiques actuelles construisent aujourd'hui notre mémoire collective de demain? Et de quel type de mémoire s'agit-il alors?

Nous nous sommes attachées, pour ce numéro, à deux axes complémentaires et intrinsèquement liés qui semblent se dessiner à la lumière de ces interrogations. D'une part, ces questions interrogent les moyens de documenter les pratiques artistiques contemporaines dans leur forme et leur singularité, et d'autre part, elles engagent à penser l'art comme une modalité, si ce n'est le lieu premier, de cette démarche d'archivage.

En effet, certaines pratiques artistiques engagent à penser l'art comme un outil d'archivage. Pour ce numéro, nous nous arrêtons avec nos articles sur le found footage , une pratique, parmi d'autres, qui nous semble particulièrement révélatrice de ce processus. Le found footage est une sorte de « patchwork visuel ». Le principe repose sur le travail des restes, à partir d'images, de sons ou de séquences préexistants 1. Cette pratique représente un moyen de réinterroger l'histoire car elle permet de sortir un événement de son contexte, de poser les actes d'historisation, d'archivage et d'enregistrement comme purs fragments. Le found footage offre un autre type d'approche, un point de vue original, sur un événement, en mettant en scène le processus d'enregistrement de cet événement, c'est-à-dire le médium même.

Au cinéma, les images reprises par les réalisateurs peuvent être des archives publiques ou privées retrouvées et retravaillées, comme dans l'œuvre du couple Angela Ricci-Lucchi et Yervant Gianikian. Les Gianikian font un usage analytique du found footage en faisant une synthèse du montage croisé (éclairer une image par d'autres) et de la variation analytique (traiter les formes du mouvement) pour restituer la nature historique des images 2. Il peut également s'agir des images tournées par le réalisateur recontextualisées et réinvesties par une démarche filmique nouvelle. Je pense ici aux images de certains films de Patricio Guzman comme La Bataille du Chili , Mémoire obstinée ou Salvador Allende . Patricio Guzman organise ses films comme des essais visuels, une poétique de l'image, du vu, du vécu. Il construit l'expression d'une révolte réfléchie. La révolte de l'image contre l'oubli 3. C'est une démarche que l'on peut retrouver chez Francesca Comencini. Cependant, pour Carlo Giuliani ragazzo la lutte ne se fait pas contre l'oubli mais contre le trop plein d'images et de témoignages qui empêchent la mise en place d'une synthèse. C'est dans cette démarche que Francesca Comencini propose un film de found-footage où les images, pour reconstituer l'événement, proviennent d'autres personnes. La démarche de Francesca Comencini repose sur un choix : comment choisir l'image qui fera synthèse, symbole, symptôme. Elle montre un entre-deux, c'est-à-dire la complexité et l'ambiguïté d'un réel et de sa captation. 4 Cette approche pour documenter un événement est présente sous d'autres formes comme dans Just Like the Movies présenté par Michal Kosakowski. Ce film de montage propose de « documenter » les attentats du 11 septembre 2001 à New York en montant des séquences de films catastrophe hollywoodiens tournés avant les événements. 5 L'histoire se voit et se revoit a priori

Le Dpi n°13 ne s'arrête cependant pas seulement à la pratique du found-footage. Comme je l'ai évoqué plus haut, nous avons surtout concentrées notre numéro autour de deux questions fondamentales et intimement liées : Les pratiques artistiques contemporaines peuvent-elles constituer un moyen d'archivage? Et comment archiver ces pratiques? Les trois articles problématisent la première question, quand nos trois chroniques se font l'écho de la seconde. L'ensemble vise à montrer la complémentarité de ces questionnements dans le paysage artistique actuel.

Nos articles réfléchissent en effet aux différents aspects du processus d'archivage que met en avant le found footage. Ainsi, Caroline Martel, avec LES PIRATES - monteuses par temps de guerre, révèle des figures peu connues du cinéma québécois et contextualise leur pratique de trafic de pellicule en rapport aux différentes approches dites de found footage . Danielle Raymond s'attaque, quant à elle, à un autre angle du found footage en nous exposant le récit de pratique de sa dernière création : Paysage mobile , dans laquelle l'idée de paysage devient le lieu de recherche sur l'archive et sur la constitution de la mémoire individuelle et collective. Enfin, Jessica Santone, avec Learning to Document More, s'attache à analyser le projet issu du Web participatif : Learning To Love You More , de Harrel Flechter et Miranda July. Ce projet englobe l'ensemble des questions posées dans cet éditorial puisqu'il travaille à l'auto-documentation d'une communauté en la poussant, notamment, à utiliser des documents préexistants et à réaliser des situations performatives à documenter.

Les chroniques, quant à elles, proposent un point de vue plus large sur le rapport entre archives et pratiques artistiques contemporaines. Nous avons offert la chronique libre de ce numéro à l'artiste Jeanne Landry autour de son oeuvre Chrysalide humaine. Cette chronique est l'espace d'une parole d'artiste. Avec Les Balbutiements du cyborg. Le Living Web , Jeanne Landry présente le contexte d'émergence de Chrysalide humaine en exposant sa pensée sur le Web participatif. La chronique actualité s'est concentrée sur le sommet de l'Alliance DOCAM qui se tient les 30 et 31 octobre, au cours duquel Dpi 13 a l'honneur d'être lancé. Sandra Dubé revient ainsi sur les problématiques du sommet en profonde concordance avec notre thématique de l'année : art et archives aujourd'hui. Enfin, Chantal Dumas ouvre une nouvelle chronique, de son initiative, intitulée « Dans l'atelier » avec laquelle elle nous fait entrer, sous la forme de capsules vidéo, dans l'espace de création de nos artistes montréalaises travaillant les arts médiatiques. Cette rencontre s'articule autour d'une œuvre dont l'artiste nous montre les outils, la structure et le fonctionnement. Pour la première de cette chronique nous suivons Leila Sujir, artiste en art visuel et médiatique, autour de son oeuvre vidéo et sonore interactive Tulipomania.

Nous vous proposons à travers ces différents points de vue un numéro en recherche, en expérimentation pour questionner cette thématique si actuelle et pourtant si difficile à cerner de l'art et l'archive, l'art dans l'archive, l'archive dans l'art… l'art-chive finalement. 

En terminant, l'ensemble du comité de rédaction de Dpi tient à remercier Mélina Bernier pour sa longue et précieuse collaboration.  

  

Notes

1 Pour une définition plus complète, voir :

Nicole Brenez, « Montage intertextuel. Formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », in Cinémas , Montréal, Automne 2002, vol 13, n°1-2.

2 Les films d'Angela Ricci-Lucchi et d'Yervant Gianikian sont fondés sur la volonté de travailler la matière. Ils sont tirés de deux sources principales : d'une part du fond Luca Comerio et d'autre part des archives nationales et locales américaines, italiennes, françaises, russes, et arméniennes. La démarche se fait par gestes et par étapes. Le premier geste relève de la récupération de films oubliés, le deuxième geste organise la restauration, le troisième répertorie, le quatrième établit un nouveau découpage, un nouveau classement, analyse, le cinquième, enfin, refilme avec une caméra analytique. Ce travail permet de montrer à la fois la déconstruction de l'image de propagande et la puissance du documentaire.

3 La démarche de Patricio Guzman s'ancre, elle, dans un Chili qui depuis peu commence à remettre en question les années de dictature. Dans cette optique il reprend ses propres images, qu'il n'a jamais pu montrer, filmées pendant la présidence de Salvadore Allende et pendant le coup d'état du général Pinochet. Il les remonte dans un discours contemporain qui se montre “en enquête”. C'est-à-dire, comment faire l'histoire d'un passé interdit, nié? Quelle image peut aujourd'hui rendre l'histoire et la conscience commune? Quelle image montrer du caché?

4 La pratique du found footage pour Francesca Comencini se pose, elle, dans des termes très particuliers : Quelle image montrer d'une masse d'images qui cachent? Car loin de se replier face à cette répression du gouvernement de Berlusconi, les différents groupes sociaux se sont mobilisés constamment entre 2002 et 2005. Au cours de ces mobilisations Carlo Giuliani devient peu à peu la figure de l'opposition. C'est à cette image là aussi que répond Francesca Comencini. D'un côté l'archivage de l'affaire Giuliani, de l'autre son assassinat comme symbole du totalitarisme gouvernemental. Entre les deux, la volonté de Francesca Comencini de reprendre toutes ces images pour faire voir un être et la crise que son assassinat révèle.

5 Pour plus de détails voir les site de Lower Manhattan Project : http://lmp.uqam.ca/